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La Mafia ne meurt jamais
L’Italie de Berlusconi est un parfait terreau pour le crime organisé
Le 13 juillet 2010, la police italienne a procédé à l’un des plus grands coups de filet de l’histoire du crime organisé transalpin: elle a arrêté plus de 300 membres de la ‘Ndrangheta, la mafia calabraise. L’ampleur de l’opération (elle a mobilisé quelque 3000 agents de police, qui ont procédé à 305 arrestations, 55 fouilles, et à des saisies d’une valeur estimée à 75 millions de dollars) est la démonstration d’une enquête de police parfaitement coordonnée, les polices du nord et du sud de l’Italie ayant ici opéré de concert.
A chaque fois qu’un grand coup de filet frappe la mafia, tous les deux ou trois ans, la presse américaine s’empresse d’y voir un tournant dans la lutte contre le crime organisé d’Italie. Mais en réalité, le grand nombre d’arrestations ne fait que traduire l’évolution constante et l’omniprésence de cette organisation calabraise, qui compte parmi les plus puissantes et parmi les moins connues des mafias transalpines. Cent soixante des arrestations ont été conduites à Milan, la capitale financière de l’Italie du Nord; la ‘Ndrangheta y aurait 500 affiliés. La ‘Ndrangheta est moins connue que la Cosa Nostra sicilienne ou que la Camorra (l’équivalent napolitain de la mafia), et elle demeure bien plus insaisissable. Selon le think tank italien Eurispes, elle est aussi l’une des organisations criminelles les plus riches du pays, avec environ 50 milliards d’euros de bénéfices annuels ; la moitié de cette somme proviendrait du trafic de drogues. Eurispes estime que le crime organisé représente environ 9% du PIB italien et que la ‘Ndrangheta est pour un tiers de ce chiffre.
Coup de com’?
La vaste opération anti-mafia de cette année est plus qu’un simple coup de com’. Elle semble avoir réellement fait avancer les choses. Après plus de deux ans d’une minutieuse enquête, la police et les juges d’instruction sont parvenus à réunir un nombre incroyable de preuves: 64.000 heures d’enregistrement vidéo et plus d’un million de conversations téléphoniques, selon certaines informations.
En plus d’arrêter plusieurs grands pontes de la mafia (dont un homme qui pourrait, selon la police, n’être autre que le numéro un de la ‘Ndrangheta, Domenico Oppedisano, 80 ans), l’enquête a, pour la toute première fois, permis aux autorités d’étudier les rouages de l’organisation. Les policiers pensaient que la ‘Ndrangheta était une organisation «horizontale», composée de groupes fonctionnant indépendamment les uns des autres; ils estiment désormais que cette mafia dispose d’une structure verticale très stricte – d’une hiérarchie clairement établie et d’un conseil dirigeant chargé de prendre les décisions les plus importantes. Lorsque les membres du groupe de Milan ont voulu prendre leur autonomie, leur chef fut exécuté sans autre forme de procès. «Le gouvernement provincial l’a licencié», pour reprendre la formule employée par un ponte sur l’un des enregistrements. Les informations réunies dans le cadre de cette affaire sont si détaillées et d’une telle qualité qu’elles permettront sans doute de percer le voile de mystère qui entoure le fonctionnement interne de la ‘Ndrangheta.
Voilà pour les bonnes nouvelles; passons aux mauvaises. Ces quinze dernières années, la police italienne a remporté de nombreuses victoires d’importance dans sa lutte contre le crime organisé; pour autant, ces arrestations et ces procès n’ont pas affaibli la mafia de manière significative. La police et la justice livrent une bataille de tous les instants, une bataille qui va souvent à l’encontre des intérêts des hommes politiques, nombre d’entre eux entretenant des liens étroits avec de grandes figures du crime organisé.
L’influence Berlusconi
En outre, de nombreux hommes politiques transalpins continuent de promouvoir et de bénéficier d’un système fait de corruption et favoritisme –système qui offre une multitude de possibilités économiques aux organisations mafieuses de type ‘Ndrangheta. C’est pour cela que la quasi-totalité des réformes de la justice pénale des seize dernières années vise à réduire les prérogatives du procureur, a édulcorer les législations anti-mafia et anti-corruption, et surtout à rendre extrêmement complexe les enquêtes dirigées contre les hommes politiques eux-mêmes. Seize années, autrement dit, depuis l’entrée en scène politique du premier ministre Silvio Berlusconi, lui-même mis en cause dans plusieurs affaires de corruption; c’est loin d’être une coïncidence. Jugez par vous-même: le jour du coup de filet contre la ‘Ndrangheta, les journaux italiens parlaient tous d’une autre affaire, impliquant plusieurs hommes politiques influents et des hommes d’affaires proches du gouvernement. Ils ont été mis en examen pour avoir créé une sorte de gouvernement parallèle au sein même du gouvernement. Leurs buts: avoir la mainmise sur les marchés publics, influencer le système judiciaire, et utiliser de fausses informations pour intimider ou diffamer des opposants politiques.
L’un des objectifs de ce groupe était d’obtenir des contrats particulièrement lucratifs pour le compte de Flavio Carboni, un homme d’affaire douteux ayant trempé dans diverses affaires criminelle. Des contrats qui lui permettraient de construire des éoliennes sur les côtes de Sardaigne. Le parquet soupçonne la Camorra napolitaine de tirer les ficelles des sociétés représentées par Carboni. La présence de Nicola Cosentino, le sous-secrétaire d’Etat à l’Economie de Berlusconi, dans ce groupe n’a fait que renforcer les soupçons. Cosentino est napolitain; plusieurs ex-camorristi l’ont désigné comme étant l’un des meilleurs amis de la Camorra au gouvernement. Malgré les soupçons de longue date qui entourent Cosentino, Berlusconi avait toujours insisté pour qu’il conserve sa place, mais cette nouvelle série de preuves a fini par mettre le napolitain dans une situation impossible. Ce sont des membres du propre parti de Berlusconi (Le Peuple de la liberté) qui, révoltés, lui ont imposé de démissionner.
Les personnes mises en examen dans l’affaire des éoliennes n’ont pour le moment été reconnues coupables d’aucune faute, mais cette série de scandales met pleinement en lumière la face cachée sordide du système italien ; un système où le trafic d’influence, les réseaux et le népotisme valent plus que le simple mérite lorsqu’il s’agit de répartir les ressources de l’Etat.
Ce système est devenu le parfait terreau du crime organisé en Italie. C’est ce lien avec le pouvoir (les hommes politiques, les juges, les hommes d’affaire) qui donne aux organisations mafieuses cette force particulière, cette relative immunité, et cette capacité à décider de l’utilisation des ressources publiques et des aides de l’Etat –ce qui leur confère en retour un certain pouvoir électoral.
Les marchés publics représentent une importe source de revenus pour les principales organisations mafieuses transalpines. Des projets de travaux publics particulièrement lucratifs destinés à promouvoir le développement économique de l’Italie du sud ont aidé la petite mafia rurale qu’était la ‘Ndrangheta à devenir une grande organisation nationale. Et, de fait, plusieurs hommes politiques locaux ont été balayés par le coup de filet, ainsi qu’une poignée d’officiers de police soupçonnés de corruption.
Des bâtons dans les roues
Face à de tels évènements, on aurait pu s’attendre à ce que le pouvoir réagisse. Berlusconi, lui, a choisi de soutenir avec acharnement une nouvelle loi qui, si elle était adoptée, compliquerait les demandes faites par les juges d’instruction de mise en place et de maintien d’écoutes téléphoniques, qui furent, inutile de le préciser, la pierre angulaire de l’enquête sur la ‘Ndrangheta et du scandale des éoliennes. Le projet de loi proposé par Berlusconi rendrait illégale l’utilisation des appareils d’écoute dans la plupart des cas. La loi prévoirait des exceptions (la mafia, le terrorisme) mais les juges d’instruction anti-mafia ont unanimement critiqué le projet; ils y voient un important obstacle potentiel à leur travail.
Le projet de loi prévoit également de lourdes peines à l’encontre des journalistes et des éditeurs qui décideraient de publier des comptes-rendus d’écoutes avant qu’une affaire ne passe au tribunal: prison pour les journalistes, et lourdes amendes pour les éditeurs. Ces mesures ont clairement pour but de mettre fin à l’embarras de Berlusconi et à celui de ses associés, qui ont été surpris à plusieurs reprises en train de parler avec des suspects dont les téléphones étaient sur écoute. Si les conversations n’impliquant aucune infraction pénale ne pouvaient plus être enregistrées, la conduite discutable de certains hommes politiques (comportement inconvenant, abus de bien social, ou dangereuse amitié avec un escroc) serait passée sous silence.
Par ailleurs, si cette loi était actuellement en place, les Italiens ne sauraient sans doute rien des scandales qui ébranlent la classe politique transalpine depuis l’année dernière: les frasques de Berlusconi avec des prostituées, tout cela aux frais d’un homme d’affaires désirant obtenir un marché public; l’affaire de l’appartement avec vue sur le Colisée, acheté par un ministre avec l’aide substantielle d’un autre entrepreneur de travaux publics; le chef de la Protection civile –source fructueuse de contrats de construction, qui se serait vu offrir des «massages» et un appartement par l’un des principaux entrepreneurs de l’Etat; Berlusconi qui, fâché qu’une série d’émissions aient osé évoquer ses problèmes, ordonne à un membre de l’AGCOM (le CSA italien) de les retirer de l’antenne.
En Italie, le débat fait rage: Berlusconi a-t-il ou non passé une sorte de pacte avec la mafia? Cette dernière lui a-t-elle promis les votes des régions qu’elle contrôle dans le sud du pays, en échange d’une législation moins regardante?
Mais nul besoin d’imaginer un pacte secret pour constater que Berlusconi rend des services au crime organisé. Depuis son entrée en fonction à la tête du gouvernement, il tente de limiter le pouvoir des juges; ces dernières années, cette guerre contre le système judiciaire italien ne cesse de s’intensifier. Comme l’a astucieusement fait remarquer Giuseppe Guttadauro, un ponte de la mafia sicilienne, lors d’une conversation enregistrée par les policiers: «Si Berlusconi veut résoudre ses problèmes, il faudra qu’il commence par résoudre les nôtres.»
Alexander Stille est professeur de journalisme international à l’Ecole de journalisme de Columbia
Traduit par Jean-Clément Nau
http://www.slate.fr/story/25473/la-mafia-ne-meurt-jamais