Citer:
La fermeture des librairies est-elle un problème de bourges?
Christine Laemmel — 3 novembre 2020 à 10h59
Le Ve arrondissement parisien en concentre plus de cent à lui seul, les Hautes-Alpes en comptent neuf au total. Il faut vivre dans un certain contexte pour avoir le réflexe librairie.
Temps de lecture: 6 min
Une grande bâche rouge barre l'accès au rayon livres d'un supermarché. «Vente de livres interdite, conformément aux mesures gouvernementales en vigueur.» Depuis ce samedi 31 octobre, aucun supermarché ni grande surface culturelle de type Fnac ou Cultura n'a le droit de vendre un livre.
Cette décision du gouvernement répond à la colère des professionnels du livre, après le classement des librairies en commerces non indispensables pour ce deuxième confinement. Forcés de fermer, les libraires doivent se résoudre au système du click and collect, permettant de commander un ouvrage en ligne et de venir le récupérer en magasin. Pacotille, outrage, vilenie, clament tour à tour tweets, pétitions, tribunes et éditos dans les médias français, réclamant de voir les #librairiesouvertes.
Une librairie française sur cinq est à Paris
«Les librairies jouent un rôle que nul autre ne peut tenir dans l'animation de notre tissu social et de notre vie locale, pour la transmission de la culture et du savoir et le soutien à la création littéraire, estimait une tribune signée dans Le Monde par 250 maisons d'édition, écrivain·es et libraires le 30 octobre. Elles sont en outre un des plus efficaces remparts contre l'ignorance et l'intolérance.»
Quiconque aime la lecture et s'engage pour les commerces de proximité le dira: les librairies sont des endroits fantastiques. Doux, relaxants, fourmillants, stimulants, ces lieux sont aussi très rares. Il existe 3.200 librairies en France. À titre de comparaison, l'Hexagone compte environ 6.000 salles de cinéma, 16.000 bibliothèques, 15.000 fleuristes, et 85.000 salons de coiffure.
Sur ces 3.200 librairies, 935 sont en région Île-de-France dont 700 dans Paris intra-muros. Une librairie française sur cinq se tient entre les barrières symboliques du périphérique, c'est-à-dire sur une surface de 100 kilomètres carrés.
Ce n'est pas une surprise, Paris concentre l'essentiel du vivier culturel français. Mais la répartition pour le moins inégale des librairies sur le territoire donne une autre dimension au débat qui agite les médias depuis quelques jours.
Comment ériger la librairie en sacro-saint lieu de partage, symbole de tolérance et de grandeur d'âme comblant un besoin vital, quand celle-ci est physiquement absente du quotidien de la majorité des citoyen·nes, dont celles et ceux qui souffrent déjà d'un manque d'accès global à l'éducation et la culture?
Inégalité géographique et inégalité sociale
Plus de la moitié des personnes achetant des livres (52%) déclarent ne pas se rendre en librairie car il n'y en a pas près de leur domicile.
Les écarts sont énormes selon où l'on vit. Les très chics Ve et VIe arrondissements parisiens concentrent chacun plus de 100 librairies. C'est plus que dans toute la région Nouvelle-Aquitaine (79 en 2013). En Rhône-Alpes, 60 librairies sur les 200 présentes dans la région sont installées à Lyon ou dans ses alentours.
À Marseille, 28 des 31 librairies de la ville sont situées dans l'hyper-centre. Les habitants·e des défavorisés XIIIe, XIVe et XVe arrondissements n'ont aucune librairie en bas de leur immeuble quand les populations aisées des VIe, VIIe et VIIIe en croisent 14 chaque jour.
Dans la France des ronds-points, le livre le plus proche se trouve souvent dans la zone commerciale du coin, omniprésente et qui aimante toutes les envies de consommation.
Si vous vivez à Lens, vous ne trouverez (d'après des chiffres de 2016) aucune librairie. À l'inverse, vous aurez accès à un Cultura, plusieurs rayons livres de grandes surfaces et autres points de vente de marchands de journaux.
«Les grandes surfaces culturelles et les chaînes, dans le bassin minier, viennent pallier l'absence des librairies indépendantes», confirme une étude du laboratoire Clersé-CNRS et du Centre régional des lettres et du livre Nord-Pas-de-Calais.
Dans les Bouches-du-Rhône, 40 des 60 librairies du département sont réparties dans les villes d'Aix et Marseille. Quid du parcours de lecteur d'un habitant de Vitrolles, ville dense, jeune et populaire, où la seule librairie est fermée depuis plusieurs mois? Fera-t-il la démarche de rouler trente minutes jusqu'à Martigues, Marseille ou le double avec les bouchons, se garer, payer le stationnement puis pénétrer dans une charmante librairie du quartier d'Endoume? Ou piochera-t-il dans le rayon d'une grande surface à un kilomètre de chez lui? Un dilemme qui rejoint ce chiffre: 29% des personnes achetant des livres expliquent ne jamais se rendre en librairie car elles n'y pensent pas. Il faut vivre dans un certain contexte pour avoir le réflexe librairie.
En zone rurale, le choix est encore plus maigre. Neuf librairies sont par exemple implantées dans toutes les Hautes-Alpes. Une étude de 2016 portant sur les points de vente de livres en région Centre-Val-de-Loire pointait les «zones blanches» de ce territoire. De larges portions aux alentours de Chartres, Orléans ou Tours sont à plus de 20 kilomètres de tout point de vente de livres.
Sur Twitter, un habitant de l'Ain raconte devoir faire au minimum 10 kilomètres pour trouver une librairie. Postant une photo d'un supermarché, une éditrice corse a rappelé le manque d'accès aux produits culturels sur l'île de beauté.
Sauvez un sandwich, reniflez un livre
Fréquenter une librairie, aussi glamour qu'en soit l'idée, reste une occupation très occasionnelle pour les Français·es. Même parmi la clientèle des librairies, celles et ceux qui y vont une fois par semaine sont une infime minorité. La plupart des habitué·es s'y rendent quelques fois par an ou au mieux une fois par mois.
Pourtant, la plupart des prises de parole montant au créneau pour réclamer l'ouverture immédiate des librairies ne font pas dans la sobriété.
Pousser la porte d'une librairie serait aussi courant qu'acheter une baguette de pain. Renifler les pages d'un livre équivaudrait à boire un verre d'eau en plein désert. Lire serait un rempart contre le terrorisme, les queues de poisson sur l'autoroute et les jours fériés qui tombent un dimanche.
«C'est impossible de penser que l'on va fermer les librairies. Comme si on n'éclairait plus la ville», a déclaré l'éditeur Antoine Gallimard, visiblement attaché aux réverbères.
«Dramatique paradoxe: durant cette étrange parenthèse de vie au ralenti, jamais les Français n'ont eu, et auront, l'occasion, et le temps, de s'adonner à la lecture sans restriction, de replonger dans les classiques de la littérature, pointe Serge Raffy dans L'Obs. Relire Dostoïevski, Jack London, Albert Camus, Balzac, Albert Cohen, Stefan Zweig. Se replonger dans la poésie, Desnos, Tzara, Aragon, Guillevic. Et tant d'autres, la demande est énorme.»
Pas plus tard qu'hier, on a vu des étudiants s'immoler pour avoir le droit de lire une troisième fois Eugénie Grandet.
Ou encore, dans un édito du Monde: «Il reste ainsi possible d'acheter des cigarettes dans un tabac. Mais interdit, pour des raisons sanitaires, de se rendre dans une librairie.»
Comment comprendre ce parallèle? Au doigt mouillé, on peut présager que c'est une vague de colère (et de dépression, d'angoisse) autrement violente qui tomberait sur la France si les fumeurs et les fumeuses étaient soudainement forcées au sevrage comme le sont les client·es de librairie.
Bref, on assiste à une flambée du mythe de la petite librairie de quartier comme on voyait fleurir en avril les crispations de joggers insupportés par leur impossibilité de s'entraîner.
Reading is the new footing
De même qu'il serait merveilleux pour la santé publique que davantage d'individus se découvrent une passion pour le running, difficile de ne pas souhaiter que les petites librairies tenues par des commerçant·es bienveillant·es pullulent. Pour cela, encore faudrait-il que les gens lisent, vraiment.
D'après des chiffres de 2017, les Français·es dévorent, selon leurs déclarations, environ vingt livres par an. SOIT. Mais la même année, il s'est vendu 430 millions de livres en France. Ramené à la population française, on arrive à un ratio de six livres par tête. Une personne sur deux dit lire «occasionnellement ou seulement pendant les vacances», 26% n'achètent jamais de livre (les trois quarts de cette part disent ne pas lire du tout) et 31% lisent moins de quatre livres par an.
D'ailleurs, pendant le confinement du printemps, 46% des Français·es n'ont lu aucun livre.
«Notre désir de voir les librairies ouvertes est aussi le désir du spectacle de notre plaisir bourgeois.»
Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l'information et de la communication
Sur son blog, le maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Nantes Olivier Ertzscheid évoque le «fantasme» rassurant de la lecture.
«La bataille des livres, la bataille du jogging, la bataille des restaurants aussi, sont des batailles bourgeoises, écrit le chercheur. L'essentiel des batailles médiatiques des confinements sont l'écho d'une société bourgeoise qui se regarde courant, se restaurant et lisant. Qui se fantasme aussi beaucoup en train de courir et de lire. Les légions de joggers qui s'étaient levées lors du premier confinement n'ont rien à envier aux légions de lecteurs qui se lèvent actuellement. Elles sont pour une large part suspectes autant qu'insincères et traduisent surtout le besoin d'appartenance à une conscience de classe. Pour être reconnu bourgeois parmi les miens, je dois me dire courant, je dois me dire lisant. Notre désir de voir les librairies ouvertes est aussi le désir du spectacle de notre plaisir bourgeois.»
Confinement différent, même réflexe de protection. Le Français «est, somme toute, l'être le plus ennuyeux qui soit au monde». Vous le sauriez si vous aviez lu Dostoïevski.
http://www.slate.fr/story/196738/librairiesouvertes-combat-fantasme-livres-librairies-centre-villes-zones-commerciales-inegalites-culture-lectureAutant je comprends bien le fond du problème (c'est un fait qu'à Dijon, j'ai un accès relativement facile et varié à une offre livresque, aussi bien de libraires que de bouquinistes, autant dans ma pampa haut-saônoise, bah faut faire des bornes, ou aller dans les espaces culturels de la grande distribution, sachant que l'offre s'étoffe pas mal il faut avouer)... autant je trouve franchement triste et limite dangereux de partir du principe que la problématique des livres n'est qu'un problème bourgeois...
Surtout venant d'un maître de conférence, qui visiblement a oublié comment ont fini ceux que l'on appelait "intellectuels bourgeois" sous certains régimes du siècle passé (voir présent)... Enfin, peut-être c'est pas de sa faute : c'est écrit dans les livres, alors comme c'est que les bourgeois qui lisent, il ne peut pas le savoir...
Je ne sais pas... on est justement dans une époque (quand on voit ce que les gens élisent, franchement y'a de quoi se poser des questions...

) où il faudrait promouvoir l'accès à la culture, à la lecture, pour tous et le plus facilement possible... laisser entendre que tout ça c'est juste un petit problème de bourgeois, c'est acter le fait que ce n'est pas accessible à tout le monde, et que c'est pas grave, que ça ne concerne que les bourgeois, de toute façon.
Et conforter aussi ceux qui s'en éloignent déjà... admettre que pour le "bas peuple" Cyril Hanouna c'est bien suffisant, et que les livres ouh là, c'est pas pour eux, c'est juste bon pour les bourgeois (avec toute la connotation négative qu'il y a derrière).