Comment sommes-nous devenus hyperconsommateurs ?Philippe Moati
Juin 2018
Une logique économique explique la mise en place de la société d’hyperconsommation après les trente glorieuses. Mais cela n’a pu se faire sans la complicité des consommateurs.
Le terme « hyperconsommation » (1) désigne le stade suprême de la société de consommation. Il renvoie à l’état des sociétés occidentales qui émerge à l’issue des trente glorieuses, marqué par la place centrale qu’occupe la consommation tant dans la vie sociale qu’à l’échelle des existences individuelles. L’hyperconsommation s’exprime par l’extension du champ de la marchandisation, qui colonise jusqu’aux affects et aux relations interpersonnelles, soutenu par la promotion d’une culture consumériste associée à des valeurs matérialistes, hédonistes et individualistes.
Comment en sommes-nous arrivés là ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les limites d’une société centrée sur la consommation apparaissent de plus en plus clairement, nous imposant de réfléchir aux voies de son dépassement.
Victimes consentantes, nous y avons trouvé notre compte
Difficile de dissocier l’hyperconsommation de la logique du capitalisme ; elle était en quelque sorte inscrite dans ses gènes. Mais nous ne sommes pas devenus des hyperconsommateurs contraints et forcés. Victimes consentantes, nous y avons trouvé notre compte.
L’hyperconsommation était inscrite dans les gènes du capitalisme. L’entrée dans la société de consommation, approximativement entre les deux guerres pour les pays industrialisés, a été le produit d’une double exigence.
Alors que s’intensifiaient les conflits sociaux et que la naissance de l’Union soviétique en ouvrant la possibilité d’une alternative au capitalisme alimentait les forces révolutionnaires, la démocratisation de la consommation (et le développement des droits sociaux) a favorisé un processus de pacification des rapports sociaux. Autrement dit, l’accès à la consommation pour tous a contribué au désamorçage de la lutte des classes en transformant les travailleurs en consommateurs. Plus près de nous, la Chine nous montre comment favoriser l’accès à la consommation et contribue à calmer les peuples… La consommation et, au travers d’elle, la promesse d’accès au bien-être, sert donc de béquille idéologique, de facteur de légitimation du capitalisme.
Le capitalisme porte en lui d’idée de croissance, d’accumulation. La consommation est l’aboutissement du circuit économique. Il est difficile d’imaginer une croissance durable de l’économie sans croissance de la consommation des ménages. La société de consommation se développe peu après la mise en place d’un capitalisme industriel capable de produire à bas coût des produits fabriqués en grande série. Se pose alors avec une acuité inédite la question des débouchés (d’autant plus que les empires coloniaux ont commencé de se contracter). Faire des travailleurs des consommateurs permet la formation d’une demande à l’échelle de la production qui sort en masse des usines.
Un modèle jusqu’à son épuisement
Le système économique reposant sur l’articulation entre la production et la consommation de masse (et régulé par un État keynésien) a été à la base de la période de croissance à la fois la plus longue, la plus intense et la plus régulière de l’histoire du capitalisme. Ce n’est pas le lieu de se livrer ici à l’analyse des causes de l’enrayement de cette belle mécanique (2). L’une d’entre elles réside dans l’épuisement du modèle de consommation de masse. Le « fordisme » et la société de consommation ont été victimes de leur succès : la croissance rapide du pouvoir d’achat a permis au plus grand nombre de satisfaire leurs besoins de base et d’accéder au confort. Ce qui a conduit tout à la fois à la saturation des marchés et à l’évolution de la nature des facteurs incitant les consommateurs à l’achat. Le capitalisme ne peut se résoudre à la perspective d’un état stationnaire venant de l’épuisement des besoins. Si les besoins sont satisfaits, alors il faut en créer d’autres.
Il a fallu ainsi négocier le passage du besoin au désir. Si le besoin, qui renvoie à la dimension fonctionnelle des produits, est relativement consensuel (une voiture sert à se déplacer), le désir est éminemment subjectif. L’offre a dû apprendre à démassifier son approche de la demande, et à stimuler l’acte d’achat en ciblant les couches supérieures de la fameuse pyramide des besoins de Maslow par l’adjonction à la fonctionnalité des produits d’une couche de valeur immatérielle (la voiture comme signe de réussite sociale ou comme cocon protecteur dans la jungle urbaine) en résonance avec les imaginaires et les systèmes de valeurs des prospects.
La montée en puissance du marketing
C’est ainsi que, progressivement, le centre de gravité du processus de création de valeur économique s’est déplacé de la production (maximiser la productivité dans la transformation de la matière) à la commercialisation, avec la montée en puissance de la fonction marketing dans les entreprises. Né dans les années 1930 (3), le marketing ne va cesser de gagner en efficacité, grâce notamment aux appuis dont il bénéficie de la part de la recherche académique et, plus encore, du progrès technique. Il est un ingrédient central de la fameuse « orientation-client » (ou « customer centricity ») qui s’est imposé comme mot d’ordre dans le monde de l’entreprise depuis une vingtaine d’années.
Dès l’origine, les médias ont été les alliés du marketing. La publicité et, plus indirectement, les modèles véhiculés par les industries culturelles, ont contribué à la promotion de la culture consumériste. Celle-ci s’est d’autant mieux diffusée que reculaient les grands systèmes de pensée (la religion, l’idéologie politique, la « tradition »…) et que s’installait l’« ère du vide » (4). Depuis, les moyens mobilisés pour entretenir la fièvre consommatoire n’ont cessé de s’étoffer et de gagner en précision et en efficacité. Passons rapidement sur la complexification des politiques promotionnelles (les soldes, ventes privées, ventes flash, et autres promotions personnalisées) qui activent des ressorts vieux comme le commerce autour de la notion d’utilité de transaction (5) ou, pour le dire plus simplement, de la bonne affaire à ne pas laisser passer. Les nouveaux horizons du marketing reposent sur la technologie, et en particulier sur la combinaison de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives. L’idée générale est de réussir – à une échelle de masse et à un coût maîtrisé – à identifier pour chaque individu où se logent ses désirs et à comprendre, pour mieux l’influencer, le processus cognitif qui mène à la décision d’achat. Amazon aurait déposé un brevet sur une technologie lui permettant d’expédier une commande avant même de l’avoir reçue…
De l’urgence du dépassement
Les limites de la société d’hypercon- sommation sont de plus en plus patentes. La principale est sans conteste ses effets catastrophiques sur l’environnement. Ce point est désormais suffisamment documenté pour qu’il soit nécessaire de m’y attarder. La vitesse à laquelle avance le mur de la catastrophe écologique nous somme de réformer rapidement notre modèle de consommation, et donc nos modes de vie et nos modes de production.
En outre, dans un contexte de ralentissement tendanciel de la croissance économique dans les pays riches, de creusement des inégalités, et d’incertitude quant à l’avenir dans un contexte de révolution technologique et de montée des risques globaux, les limites des apports de la consommation sur le plan de ses fonctions psychologiques et sociales se manifestent de plus en plus clairement (6) : fragilité des identités au sein des populations les plus consuméristes, sentiment de perte de sens, repli sur une sociabilité de l’entre-soi, introduction des valeurs consuméristes (le calcul coût/avantage, la concurrence, l’évitement de la contrainte…) dans tous les aspects de la vie… Le malaise qui saisit les sociétés occidentales (qui s’incarne notamment dans la crise de l’idée de progrès et le pessimisme à l’égard de l’avenir) n’est ainsi pas sans rapport avec le vide qui a fait le lit de l’hyperconsommation.
De fait, la mécanique montre des signes de grippage. La surenchère promotionnelle à laquelle se livrent les distributeurs (dont l’épisode récent des « émeutes du Nutella » fournit une illustration spectaculaire et affligeante) témoigne d’une perte d’efficacité : il faut souffler de plus en plus fort pour maintenir ardentes les braises du désir. La critique de la consommation, qui était passée de mode après les assauts des années 1960-1970, resurgit. De manière militante par les mouvements écologistes, mais aussi de façon moins articulée par une avant-garde de consommateurs qui dénoncent les dérives du système et expérimentent d’autres manières de consommer qui percolent progressivement dans l’ensemble d’un corps social que les enquêtes d’opinion révèlent de plus en plus critique. Cette dynamique est très visible, par exemple, dans l’évolution des comportements alimentaires, où la « malbouffe » fait l’objet d’un rejet massif, les conditions d’élevage d’une indignation croissante, le sort réservé aux agriculteurs d’une montée d’empathie à l’égard des victimes du « système »… La croissance spectaculaire du marché du bio, le développement des réseaux alternatifs, et plus largement l’essor de la consommation alimentaire vers le « moins mais mieux » témoigne de l’enclenchement d’une nouvelle dynamique (7).
Les enquêtes d’opinion autour de la confiance témoignent de l’installation d’un fort niveau de défiance à l’égard des grands acteurs de la consommation, marques et enseignes confondues. Au fil des scandales qui ont émaillé les dernières décennies, à un rythme qui semble s’accélérer, c’est la fonction de légitimation du système par la consommation qui est atteinte : la consommation n’a pas pour première fonction d’améliorer ou d’embellir la vie des gens ; elle apparaît de plus en plus clairement comme servant les intérêts d’entreprises qui roulent d’abord pour leurs actionnaires et qui seraient prêtes à flouer leurs clients, à leur mentir, voire à mettre en danger leur intégrité physique, pour maximiser leurs profits. De surcroît, les consommateurs semblent être de plus en plus nombreux à comprendre que la promesse de bonheur associée à la consommation est une chimère à l’heure de l’hyperconsommation, ce qui se perçoit par la montée des aspirations au ralentissement, au temps pour soi et pour ses proches, à la proximité, au retour du contact avec la nature (8).
Pour une « bonne consommation »
L’hyperconsommation est un produit de la modernité : elle s’est nourrie et a nourri le processus d’individuation, l’accélération du rythme des innovations et l’« économisation » du monde. Elle témoigne aussi de ses impasses. La crise de la modernité est donc aussi une crise de l’hyperconsommation et relancer le projet moderne implique de réformer la consommation.
Remettre la consommation à sa place ne se fera sans doute que si, individuellement et collectivement, nous nous montrons capables d’autres buts que ceux rattachés aux seules valeurs matérialistes. Si la consommation a rempli le vide (auquel elle a largement contribué), elle ne refluera qu’au profit d’autres perspectives donnant du sens à la vie. Ce que l’on entrevoit des tendances sociétales est plutôt un retour de l’attraction exercée par des valeurs prémodernes favorables aux fondamentalismes de tous poils. Difficile d’imaginer, dans une société hyperindividualiste, de renouer avec une utopie partagée susceptible de nous réunir autour d’un projet porteur d’un avenir désirable. Alors, plutôt que de porter l’anathème sur la consommation et de nier les bénéfices individuels et collectifs dont elle peut être porteuse, sa contribution à ce que le système « tient » tant bien que mal, il s’agit de réfléchir à la manière dont la relance du projet moderne peut s’appuyer sur une vision renouvelée de la consommation, sur la promotion de ce que nous sommes tentés d’appeler une « bonne consommation ».
Une « bonne consommation » est, à l’évidence, une consommation qui ne risque pas de porter atteinte à l’intégrité physique des consommateurs, une consommation compatible avec les enjeux du développement durable. Mais c’est aussi une consommation qui élève les individus, accroît leur capacité d’agir, les aide à se réaliser, à trouver du sens à leur vie. Jusque-là, le capitalisme, à travers la consommation, a été porteur d’une promesse de confort et de bonheur hédonique (maximiser les plaisirs et minimiser les peines). L’heure est sans doute venue de déplacer la focale en direction du bonheur eudémonique (9), de passer d’un mode de consommation assurant la promotion de « l’avoir », à une consommation centrée sur « l’être ». Une consommation soucieuse de faire vivre des expériences enrichissantes, qui créent du lien entre les hommes, et qui donne les moyens de « faire ». Des signes encourageants d’une dynamique dans le sens cette « bonne consommation » sont perceptibles à la fois dans les comportements de consommation et du côté de l’offre, par l’entrée de nouveaux acteurs ou par le constat des acteurs en place de l’épuisement de leur modèle. Reste sans doute au politique de s’emparer de cette problématique et de faire de la promotion d’une « bonne consommation » un véritable projet de société.
Les consommateurs consentants
Quelle que soit la puissance des techniques marketing, il est difficile de faire consommer les gens contre leur gré (quoique…). Nous, consommateurs, avons notre part de responsabilité dans la place qui a été laissée à la consommation.
Comment nier le plaisir qui est associé à la consommation, ou tout du moins à certains actes de consommation ? La perspective du plaisir – voire du bonheur – par la consommation est d’ailleurs consubstantielle à la société de consommation et trouve son paroxysme à l’heure de l’hyperconsommation, alors que le confort est acquis et que le but semble être de jouir de la vie. Mais l’on sait désormais qu’il s’agit d’un plaisir éphémère : comme les enfants à l’approche de Noël (10), on est excité par la perspective d’un achat, l’excitation atteint son maximum au moment d’ouvrir le paquet et de prendre possession de l’objet convoité, puis retombe bien vite une fois l’objet entré dans la « normalité ». Cet « effet d’adaptation » est une des raisons qui expliquent l’un des résultats forts de l’« économie du bonheur » (11) : passé un certain seuil (sans doute, celui à partir duquel le désir succède au besoin), consommer plus ne rend pas significativement plus heureux. Et pour entretenir ce petit plaisir éphémère, il n’y a pas d’autre choix que d’accélérer, de passer rapidement d’un achat à un autre. Bref de tomber dans une forme d’addiction qui pousse à toujours plus pour rester sur place.
Mais alors à quoi bon continuer de jouer ce jeu du toujours plus s’il échoue à nous rendre significativement plus heureux ? Sans doute parce que consommer, dans une société d’hyperconsommation, ce n’est pas seulement rechercher le plaisir et le bonheur. La consommation tend à remplir un vide existentiel. Elle a aussi des fonctions sociales et psychologiques : elle sert de support à la construction identitaire, donne des buts à atteindre, conditionne l’intégration sociale et favorise un certain type de liens sociaux.
Philippe Moati
Professeur d’économie à l’université Paris-VII, il est l’auteur, entre autres, La Société malade de l’hyperconsommation, Odile Jacob, 2016.
NOTES
1. Gilles Lipovetsky, « La société d’hyperconsommation », Le Débat, n° 124, 2003/2
2. Voir Jean-Hervé Lorenzi, Olivier Pastré et Joëlle Toledano, La Crise du 20e siècle, Economica, 1980.
3. Franck Cochoy, Une histoire du marketing. Discpliner l’économie de marché, La Découverte, 1999
4. Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporains, 1983, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2007.
5. Richard Thaler, « Mental Accounting Matters », Journal of Behavior Decision Making, vol. XII, n° 3, septembre 1999.
6. Philippe Moati, La Société malade de l’hyperconsommation, Odile Jacob, 2016.
7. L’ObSoCo, « La consommation alimentaire comme nouvelle conduite de vie », Focus, décembre 2017. Téléchargeable sur www.lobsoco.com/formulaire-dacces-a-la- ... mentaires/
8. L’ObSoCo, « Modes de vie et mobilité. Une approche par les aspirations », étude réalisée pour le compte du Forum Vies Mobiles. Téléchargeable sur http://fr.forumviesmobiles.org/projet/2 ... onale-3240.
9. Jacques Lecomte, Donner un sens à sa vie, Odile Jacob, 2007.
10. André Comte-Sponville, Le Bonheur, désespérément, Librio, 2002.
11. Voir Lucie Davoine, Économie du bonheur, La Découverte, coll. « Repères », 2012, et Claudia Senik, L’Économie du bonheur, Seuil, 2014. Alors, je vous avoue que je n'ai pas pris le temps de tout lire, mais j'y reviendrai quand j'aurais un peu plus de temps (et du coup, je le poste comme ça je ne l'oublie pas...
), et comme on en a parlé ici, je pense que ça peut alimenter le fil de la discussion...