Ar Soner a écrit:
J'ai toujours eu l'impression que le gros des militants intersectionnels que j'ai croisé n'étaient pas vraiment intéressés par la recherche de vérité et le mieux-penser (ils se contrefichent des sophismes et des biais cognitifs auxquels ils sont eux-mêmes soumis), et qu'ils ne s’accommodaient des études sociologiques que dans la mesure où elles allaient dans leur sens et leur permettaient de sortir des arguments massues dans le cadre des débats.
Tu n'as pas tort. C'est aussi l'impression que j'en ai, pour ce que j'en connais.
Cela dit, pour ma part, c'est surtout sur les réseaux sociaux que j'ai l'occasion de les lire et je ne perds pas de vue que c'est probablement un miroir déformant. Un peu comme la zététique a mauvaise réputation à cause des "gros relous (...) qui débarquent de nulle part et essayent de t'expliquer pourquoi tu as tout faux en utilisant — n'importe comment — des outils issus de la zététique" dont tu parles plus bas, je me dis que les militants intersectionnels que je lis ne doivent pas forcément nous faire mettre au placard les théories intersectionnelles parce qu'elles sont mal lues/utilisées/comprises par certain-e-s.
Au passage, si tu es intéressé par l'intersectionnalité et que tu souhaites te faire un avis informé et éclairé, tu devrais entre autres lire un texte de Gérard Noiriel qui la critique assez vertement. Noiriel est un historien
dont j'ai déjà parlé ici et qui a écrit un excellent texte sur les gilets jaunes et la supposée neutralité axiologique. Il fait - à mon goût - du bon boulot (pour ce que j'en connais, c'est à dire pas grand chose, à vrai dire). Mais, étant très engagé dans ce que j'appellerais une "lutte des classes", il pense que
"la classe sociale est un facteur plus déterminant que le genre ou l’origine pour comprendre le fonctionnement de nos sociétés" et est donc assez critique vis à vis du discours intersectionnel. Du coup, en réponse, la revue
Mouvements a fait un dossier pour répondre point par point à ses critiques.
J'imagine qu'en parcourant tout cela, tu auras une bonne idée des enjeux, et tu découvriras peut-être un aspect de l'intersectionnalité plus "sérieux" car théorisé par des chercheuses et chercheurs, et non récupéré par des militants un peu moins scrupuleux.
Pour finir sur cet aspect, je suis tombée sur
un échange assez intéressant sur Twitter, dans lequel Samuel Hayat (un chercheur du CNRS), Pierre Charbonnier (un chercheur EHESS) et une certaine "Xanax la guerrière" (dont je ne connais pas la vraie identité) discutent justement du texte de Noiriel et de ses limites. Je me dis que ça pourrait peut-être t'éclairer sur toutes ces questions.
Je précise immédiatement que je n'ai, pour ma part, pas encore lu tous ces liens. Je les porte donc à ta connaissance pour faire avancer tes réflexions si cela te semble intéressant, mais ne suis pas en mesure de les discuter pour l'instant.
Citer:
A l'inverse, ils étaient prêts à balayer d'un revers de la main les études scientifiques qui ne confortaient pas leurs opinions (comme par exemple celles qui montrent qu'en moyenne, les hommes sont définitivement physiquement plus forts que les femmes) ou qui invalidaient potentiellement des témoignages (puisque l'acceptation inconditionnelle du témoignage est un pivot de ce type de militantisme, mais j'en ai déjà parlé ici).
Ici, je me dis que (comme ça, à l'instinct, et sans y avoir réfléchi ni m'être renseignée plus que cela) les gens qui rejettent ces études sur le fait que les hommes seraient sans conteste plus forts physiquement que les femmes (ce qui me semble relever de l'évidence, à vrai dire) le font peut-être pour de bonnes raisons. Peut-être estiment-ils que mener une telle étude ne peut être fait que s'il y a une vraie analyse des sciences sociales pour venir la compléter. Je m'explique (en quelque mots et en essayant de faire court): il n'est pas très étonnant que les hommes soient globalement plus forts physiquement que les femmes puisqu'ils sont élévés comme des hommes et que les femmes sont élevées comme des femmes. Du coup, chez les hommes, les activités physiques et "viriles" seront très tôt valorisées, de même qu'un petit garçon grandira dans l'idée qu'il faut être fort et carré pour être un "vrai mec". Ce qui fait que, tout à fait logiquement, les corps se développent en fonction de l'éducation. Il faudrait donc voir ce que cela donnerait si on bouleversait l'ordre établi.
Voilà entre autres pourquoi je comprends que l'on puisse (légitimement) se méfier de ce genre d'études qui semblent faire des constats
ex nihilo, sans les contextualiser (ou si peu). Auquel cas, les militants devraient tout simplement expliquer cela et le verbaliser, car ce n'est pas forcément évident à saisir ou à réaliser si les choses ne sont pas explicitées.
Citer:
Mais cela peut aussi être des raisons idéologiques plus profondes. Ainsi certains courants décoloniaux afrocentristes, dans leur volonté de revaloriser les croyances et savoir-faires traditionnels, vont volontairement refuser la rationalité et la méthode scientifique ; ces dernières étant considérées comme des créations de la civilisation occidentale, les accepter reviendrait à adopter le mode de pensée des blancs et donc à renoncer à toute forme d'autodétermination. Il y a aussi des courants féministes (en particulier au sein de la nébuleuse écoféministe) qui postulent que la rationalité et le matérialisme sont des modes de pensée masculins, tandis que l'intuition et la spiritualité relèvent elles du féminin.
On touche là, je crois, à un point chaud du sujet. Tu postules en effet que la rationalité et la méthode scientifique seront rejetées au seul motif qu'elles sont des créations de la civilisation occidentale. Peut-être as-tu raison, d'ailleurs (je serai bien incapable de trancher). Mais, comme plus haut, je fais l'hypothèse qu'il y a peut-être derrière cela d'autres raisons bien légitimes (et vérifiables et sourcées). Je ne suis pas certaine de parvenir à l'exprimer clairement car je dois moi même encore y réfléchir, mais pour illustrer ce que je veux dire, je te renvoie notamment à
ce texte de l'Epervier que j'avais posté sur le forum il y a quelques mois et dans lequel l'auteur nous explique entre autres que
Citer:
tout savoir énoncé porte avec lui la trace culturelle de celui qui l’énonce, ne serait-ce que dans la langue et le langage employés pour l’énoncer.
(Je t'invite à relire tout le texte si tu en as le temps afin que cela soit plus clair).
Ce qui revient de fait à dire qu'aucun énoncé ni aucun angle de recherche ne sera jamais neutre, et que cela peut donc contibuer à créer des savoirs "relatifs" (cf. mon exemple des hommes plus forts physiquement que les femmes: l'observation scientifique est très sûrement réelle et valide, mais elle est à recontextualiser absolument).
Du coup, dans cette logique, les décoloniaux afrocentristes ne se sentent peut-être pas représentés par les sciences telles qu'elles sont faites et pensées en occident, et peut-être n'ont-ils par tort (même si, j'en conviens, il faudrait idéalement que j'illustre ici avec des exemples concrets).
Ar So a écrit:
Si l'on postule comme le fait l'auteur de la vidéo que [pensée de gauche = tous les hommes sont intrinsèquement égaux et devraient posséder le même pouvoir décisionnaire], tandis que [pensée de droite = certains hommes sont plus intelligents ou plus sages que les autres, et c'est eux qui devraient tenir les rênes du pouvoir]*, alors théoriquement oui : la valorisation de l'esprit critique et son enseignement à tous sont effectivement plutôt des projets de gauche.
Ce que tu dis là est juste dans l'absolu. Je rectifie juste en précisant que l'auteur, dans la vidéo qui nous occupe, ne base pas sa logique sur le fait que "pensée du gauche = tous les hommes sont intrinsèquement égaux, etc." et que "pensée de droite = certains hommes sont plus intelligents ou plus sages que d'autres, etc."
Selon lui, la dichotomie gauche/droite pourrait en fait plutôt se résumer comme suit: on est (je cite) "de gauche quand on veut changer le monde, créer une société nouvelle qu'on croit meilleure" et on est (je cite encore) "de droite quand on se satisfait du monde tel qu'il est ou qu'on souhaite le faire revenir à un état passé'.
Si tu considères cette logique, quelque part peu importe donc la "vérité scientifique" (pour autant que ça veuille dire quelque chose étant donné les réserves que j'ai soulevées plus haut): ce n'est pas ce qui est recherché et privilégié (comme tu le soulignes d'ailleurs très justement à plusieurs reprises dans ton message). Ce qui est recherché, c'est une amélioration des choses/un mieux être. Or, rien ne dit que le mieux être va forcément de paire avec des avancées scientifiques ou plus généralement avec une meilleure connaissance du monde.
Ainsi donc, si on y réfléchit un peu, il n'est pas très étonnant que le politique, de quelque bord qu'il soit, s'enquiert assez peu du "réel" (avec tout le lot d'incertitudes que cela implique, en plus) pour construire son discours.
Et c'est là qu'on en arrive à l'une des questions centrales qui nous préoccupe ici: postuler que se baser sur ce que la science connait pour prendre ses décisions et nourrir ses réflexions est ce qu'il y a de mieux ou de plus raisonnable, voire même de plus fondamentalement logique, c'est déjà politique en soi. Et comme tout ce qui est politique, je pense que cela peut (doit?) se discuter. Je ne dis pas du tout que tu as tort de penser les choses comme ça, évidemment: je pointe juste le fait que, si ça peut sembler relever de l'évidence même, ce n'en est en fait peut-être pas tant que ça une, au final. Car on pourrait très bien t'objecter que l'on vit peut-être mieux en demeurant (de temps en temps au moins) ignorant de certaines choses (discussion que l'on a déjà eu par ailleurs sur ce forum).
Citer:
Les exemples ne manquent pas. Pour n'en retenir qu'un, probablement le plus parlant (puisque touchant à un sujet sensible) : je pense à la façon dont les travaux de la démographe Michèle Tribalat ont été accueillis par la gauche (en deux mots comme en cent : très mal, on l'a même traité d'un peu de tous les noms), tout ça parce qu'ils s'inscriraient dans le cadre de la théorie du grand remplacement (pas dans le sens d'un complot organisée par les juifs franc-maçons, mais dans le sens d'un renouvellement massif de la population française en l'espace de 50 ans par des populations d'origine étrangère).
Je ne connais pas du tout les travaux de Michèle Tribalat, mais je sais qu'elle est en effet très controversée. Là encore, et de la même façon que je l'ai fait plus haut, j'ai envie de nuancer: je ne sais pas (et c'est un vrai "je ne sais pas", pas une figure de style de ma part) si ses études sont vraiment sérieuses et rigoureuses. Comment les a-t-elles produites, sur la base de quelles données? N'a t-elle pas confondu corrélation et causalité, etc. Bref, ce genre de choses qui peuvent vite rendre une publication complètement caduque. Car je sais que Tribalat n'a par exemple pas bonne presse dans le milieu universitaire (maintenant, il est clair que cet argument à lui seul ne suffit pas à la discréditer: mais disons que ça peut être un indice et qu'il faudrait creuser un peu sur l'étude en question, la méthodo, etc.). Surtout, est-elle bien au fait des publications actuelles en sciences économiques et sociales qui pourraient venir nuancer (ou recontextualiser) son propos?
Citer:
* J'avoue que cette méthode de classification ne me convainc pas trop... notamment parce qu'elle conduirait à considérer que le FN est plutôt de gauche (ce qui fait des sacrés nœuds au cerveau), ainsi que le PS (alors que ce dernier est pour moi très clairement de centre-droit depuis une dizaine d'années).
Là, je t'avoue être un peu perdue. D'abord, je ne suis pas sûre de savoir de quelle classification tu parles? Est-ce bien celle que tu évoquais plus haut et qui voudrait que "gauche = tous les hommes sont intrinsèquement égaux et devraient posséder le même pouvoir décisionnaire, tandis que pensée de droite = certains hommes sont plus intelligents ou plus sages que les autres, et c'est eux qui devraient tenir les rênes du pouvoir"?
Si c'est bien le cas, je reconnais ne pas voir ni comprendre en quoi le FN serait de gauche, car il me semble admis que ce parti n'a jamais souhaité que tous les hommes soient égaux.
Quant à ce que tu dis du PS, je suis d'accord avec toi, bien entendu: peu importe la classification retenue, il est évident que le PS se déplace vers la droite avec les années. En fait, c'est même tout l'échiquier politique qui a tendance à se décaler sur la droite.
Citer:
c'est pas facile tous les jours de concilier sa conscience politique avec son attachement à la rationalité.
A qui le dis-tu!
A toi de voir: préfères-tu la "vérité" (concept chimérique, s'il en est) à tout prix, ou un mieux être général moyennant parfois un peu de mauvaise foi?
Pour ma part, je ne suis pas sûre d'avoir complètement tranché et j'avoue que mon coeur balance un peu.
(Même si je conçois aussi tout à fait que ce que je dis là peut être très dangereux car, selon cette logique, on pourrait vite verser dans la désinformation la plus totale et les registres les plus puants, et ce n'est évidemment pas
du tout ce que je souhaite non plus!!)
Mais j'espère justement que cette discussion très stimulante avec toi m'aidera à y voir un peu plus clair dans tout ça.
--
EDIT: Je ne sais pas ce que j'ai fichu encore une fois, mais je réalise qu'un paragraphe que j'avais rédigé à disparu. Le voici donc:
Tu dis:
Citer:
Je préfère rester à ma méthode personnelle : est de gauche le courant de pensée qui met l'accent sur la société (« tu es ce que ton environnement social, ta famille et ton éducation ont fait de toi » -> « si tu réussis ou si tu échoues, c'est avant tout à cause du contexte dans lequel tu évolues ») ; est de droite le courant de pensée qui met l'accent sur l'individu (« tu es un individu indépendant et doué d'un libre-arbitre parfait » -> « ta réussite ou ton échec sont conditionnés uniquement par tes qualités, tes compétences et ta volonté de t'en sortir »).
Je suis d'accord avec cette vision des choses, même si l'auteur de la vidéo a probablement raison de rappeler que cette définition ne serait peut-être pas valable en tous temps et en tous lieux. Mais en gros, ce que tu dis là, je le résume moi, généralement, comme suit: est de gauche celui qui place
l'égalité au dessus de tout le reste (et qui va donc vouloir tendre à réduire au maximum les impacts de l'environnement social sur les trajectoires des individus) et est de droite celui qui met
la liberté au tout premier plan (y compris la liberté de se sortir les doigts du c*** pour réussir sa vie et s'acheter une rolex parce que, tu comprends, quand on veut on peut...
)