Metronomia a écrit:
Je suis navrée car voilà encore un double-post de ma part, mais si vous êtes interéssé·e·s par cette discussion, je vous invite à lire cet article sur le rationalisme se disant a-politique:
https://medium.com/@Kum0kun/la-fascinat ... pour-lextrême-centrisme-a5a51f9faae
Il recoupe bien nos discussions de ces derniers mois.
Cet article n'est pas inintéressant et peut même être assez éclairant sur certains discours. Notamment sur celui qui consiste à justifier avec succès une position idéologique très marquée en se revendiquant d'un juste milieu, d'une troisième voie, du pragmatisme. Le triomphe écrasant et assourdissant du néo-libéralisme n'est pas autre chose : le macronisme est un centrisme. Certaines citations, de ce point de vue, sont particulièrement pertinentes.
Il s'avère toutefois assez décevant sur plusieurs points, laissant une impression globale vaguement négative.
Ainsi, malgré quelques efforts précoces pour éviter toute généralisation, on y retombe en fait assez vite. Il en ressort, du coup, l'impression que se revendiquer de la raison sera forcément suspect aux yeux de l'auteur. J'ai conscience qu'il s'agit avant tout d'une impression... mais tu n'as pas le monopole de la chose.
Plus important encore, le contexte de ce billet reste très "américano-états-unien", ce qui ne permet pas de le transposer au milieu sceptique français dans son ensemble. Contrairement aux Dawkins
et alii brocardés dans l'article, les Abrassart, Royaux et Bret-Morel qui s'étaient faits les défenseurs d'une "zététique apolitique" il y a quelques mois ne sont rien, et n'ont guère de privilèges à défendre - paradoxalement, Monvoisin en aurait presque plus. Quant à l'AFIS, elle est surtout composée de retraités qui, s'ils ont été quelque chose, ne le sont plus guère qu'en mode "émérite". Que certains parmi eux regardent les ténors du rationalisme américain comme des modèles ne suffit pas à calquer telle quelle la situation des USA sur celle de la France. Dans cette dernière, les enjeux sont incomparablement plus mineurs, et la plupart des acteurs impliqués sont, je le pense fermement, tout à fait sincères lorsqu'ils affirment être apolitiques.
L'utilisation récurrente de certains concepts-valise, étendus jusqu'à l'excès, ne m'incite pas à la confiance. Des idées dont l'auteur se revendique, comme "justice sociale" ou "anti-oppression", s'avèrent tellement larges qu'ils en perdent leur sens originel, comme pour "violence" ou "génocide" qui sont désormais employés à tout propos. Il serait très imprudent, de mon point de vue, de sous-estimer le danger que cela représente. Parce que si tout est "oppression" ou "violence", alors plus rien ne l'est réellement, en fin de compte. Or, les sciences humaines et sociales donnent de ces termes des définitions solides et précises. Défendre la pertinence de ces disciplines tout en foulant aux pieds leur travail n'est-il pas aberrant ?
Tout ceci m'évoque une source importante de la méfiance personnelle que j'éprouve envers les courants se revendiquant de la "justice sociale", mise au jour il y a quelque temps en marge du mouvement
Black Lives Matter : une certaine forme de révisionnisme historique rejetant violemment le consensus actuel sur les causes, complexes et multiples, de la guerre de Sécession. Brusquement, il n'y en eut plus qu'une seule qui fût acceptable : l'esclavage. Nuancer la chose en rappelant que l'esclavage fut, plus encore, le point de cristallisation d'un problème plus global d'équilibre institutionnel, devint subitement, à en croire certains, l'expression d'une pensée "oppressive" et "coloniale"... Or, l'histoire - science sociale - le réfute clairement : trop d'aspects de ce conflit sont purement et simplement incompréhensibles si on le réduit à la seule question de l'esclavage.
On comprendra mieux, donc, ma circonspection, étant donné que l'histoire est mon domaine de compétence, et la guerre de Sécession un de mes sujets de prédilection. D'autant que ce révisionnisme "anti-oppressif" véhiculait des implications plus sérieuses, en voulant réduire la Confédération à sa seule face esclavagiste (et c'était là, indubitablement, sa dimension première, sa "pierre angulaire" telle que la définit Alexander Stephens, son premier et dernier vice-président), et surtout à tenter d'en supprimer l'expression visible de la mémoire. L'auteur se défend vigoureusement des accusations de totalitarisme portées contre les mouvements "anti-oppression", mais comment ne pas penser, face à l'exemple précité, à la façon dont l'histoire est sans cesse récrite selon les besoins du pouvoir en place dans
1984 ? Et qu'on ne vienne pas m'objecter que dans ce cas précis, ce sont les opposants à l'ordre établi qui agissent de la sorte : ça ne rend pas l'instrumentalisation légitime.
Pour en revenir à l'article, le niveau est soutenu et la plupart des concepts sont maîtrisés et employés à bon escient, même si, de fait, cela ne le rend pas accessible à n'importe qui. La présence, parfois, d'idées nébuleuses, citées mais jamais discutées (l'objectivité, un concept "colonial" ? Sérieusement ?), n'en est que plus dommageable.
Mais surtout, la fin du texte, un peu comme le thé glacé apparemment passé que je suis en train de boire, laisse un goût vaguement rance dans la bouche. L'idée maîtresse de l'argumentation développée semble être qu'en fin de compte, les rationalistes ne sont (comme, vraisemblablement, les autres contradicteurs des mouvements de "justice sociale") que des privilégiés défendant leur position dominante, ce qui suffit à balayer leur propos d'un revers de main. Leur conservatisme en serait la preuve.
Sauf que c'est donner là du conservatisme une vision réductrice. La réalité est un peu plus complexe, et il y a d'autres sources au conservatisme - des sources que les sciences sociales savent pourtant mettre en évidence. J'en retire la désagréable impression que l'auteur se fait le chantre des sciences sociales surtout quand ça l'arrange, et qu'il n'aurait peut-être pas de scrupules à les laisser dans l'ombre lorsqu'elles n'iront pas toujours dans son sens. En clair, à les instrumentaliser. En cela, est-il si différent de ces rationalistes qu'il dénonce ?