J'hésitais entre poster ça sur le topic Meurisse et ici, mais comme j'estime qu'il y a plus de légitimité à le mettre là, je le fais. Voilà.
C'est un article slate de Gérard Horny (ça ne s'invente pas) qui a le mérite de faire un peu le point sur pas mal d'aspects dans l'affaire des gilets jaunes : le prix du carburant, la volonté du gouvernement, le pouvoir d'achat, les dépenses contraintes et la place de la voiture dans notre société. Je l'ai trouvé pas mal.
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L'indispensable taxe carbone entrave notre liberté et brise nos rêves
Aux problèmes de pouvoir d'achat s'ajoute une inquiétude plus diffuse sur l'évolution de notre société.
La grande question du moment peut se résumer ainsi: que va faire le gouvernement face à la grogne des «gilets jaunes» ou, plus précisément, que peut-il faire? Et la réponse n'est pas évidente. La plupart des leaders politiques de gauche et de droite, rivalisant en couardise et en irresponsabilité, n'ont qu'un conseil à donner: abandonner la taxe carbone. Fort heureusement, à l'Élysée comme à Matignon, on écarte cette solution, la plus mauvaise de toutes, du moins si l'on estime qu'une personnalité politique doit avoir des ambitions plus nobles et respectables que de se faire élire ou réélire.
Si l'on a un minimum de souci de l'intérêt général, on doit continuer sur cette voie, comme le démontre fort bien l'économiste Patrick Artus, qui n'est ni un écologiste militant, ni un adepte du matraquage fiscal. Pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, il n'y a guère en effet que deux solutions: donner un prix au carbone pour faire changer les comportements des particuliers et des entreprises ou établir de nouveaux règlements. Il n'est pas sûr que l'édiction de nouvelles règles et d'interdictions serait plus populaire et plus efficace que la hausse du prix des carburants et combustibles.
Le gouvernement a donc raison de ne pas céder sur ce point. La seule chose qu'il ait à faire est de travailler sur les mesures d'accompagnement qu'il a annoncées en urgence et d'expliquer mieux qu'il ne l'a fait jusqu'à présent sa politique de transition énergétique, afin de montrer que ses décisions ne visent pas simplement à faire les poches du contribuable. Sa tâche n'est pas aisée: les arguments techniques et rationnels sont de peu d'utilité face à des mouvements d'opinion qui reposent plus sur le vécu, le ressenti et les passions que sur des analyses lucides de la situation. Les discours que l'on peut tenir à des manifestants ne sont pas les mêmes que ceux qui vous font passer avec succès l'épreuve du grand oral de l'Ena.
Des prix à regarder de plus près
Les prix des carburants, c'est vrai, sont très élevés actuellement, mais ils avaient atteint des niveaux presque aussi hauts, voire plus, au printemps 2012, sans provoquer de réactions aussi violentes. Selon les relevés officiels effectués chaque semaine et publiés par le ministère de la Transition écologique et solidaire, le prix le plus haut pour le super 95 a été enregisté à la mi-avril 2012 à 1,6664 euro. Cet automne, le pic a été atteint en octobre à 1,5735 euro, soit neuf centimes de moins que le record de 2012, ce qui fait une différence non négligeable. En revanche, et c'est là probablement le point le plus sensible, pour le gazole, le record a bien été battu cette année, du fait de l'alignement de sa fiscalité sur celle de l'essence. En mars 2012, le point haut s'était établi à 1,4584 euro; en octobre dernier, il était à 1,5331 euro.
Ces sept centimes d'écart peuvent-ils justifier une fronde? Oui, nous répond un «gilet jaune»: «Mes amis en ont assez d’en donner et redonner à un État français insatiable et devenu champion du monde en la matière. En fait la taxe carbone est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La réalité est celle de la misère qui envahit une nouvelle catégorie du peuple, celle des contribuables qui jusqu’alors faisaient face à leurs dépenses et qui voient l’asphyxie arriver, comme une marée montante».
Tout cela est joliment dit et exprime un sentiment semble-t-il assez largement ressenti. Mais est-ce que cela correspond vraiment à la réalité, du moins celle que peuvent décrire et mesurer les économistes? La réponse doit être nuancée.
Un coût réel à relativiser
Premier point: les effets de la taxe carbone. Certains ont été étonnés de voir sur le site de l'Union française des industries pétrolières (Ufip) un renvoi à une vidéo émanant de l'institut privé d'études sectorielles Xerfi, selon laquelle le coût réel du plein d'essence n'a cessé de baisser depuis trente-cinq ans. A priori, ce qui est dit dans cette vidéo paraît vraiment surprenant: un plein de cinquante litres coûtait quatorze heures de Smic en 1980 et n'en coûterait plus que sept fin 2015. Où est le racket? Ce calcul a été contesté vivement, mais il est juste.
Deux précisions doivent toutefois être apportées: le point de départ, 1980, correspond à une période de pétrole cher, celle du deuxième choc pétrolier qui a suivi la révolution iranienne, alors que le point d'arrivée –cette vidéo déjà ancienne date du début de 2016–correspond à une période de repli des cours du brut. Cela dit, en prenant les chiffres actuels, avec un Smic brut à 9,88 euros de l'heure et le prix le plus élevé du SP 95 enregistré en octobre dernier, on arrive à un coût du plein tout juste inférieur à huit heures de Smic, encore très loin du sommet de 1980.
Francis Duseux, président de l'Ufip, qui défend intelligemment son industrie et, à défaut de pouvoir éviter la taxe carbone, plaide pour une hausse plus progressive et étalée dans le temps, devrait vite faire disparaître cette vidéo de son site: elle semble montrer que le prix de l'essence est encore modéré par rapport à ce qu'il a été et qu'il y a encore de la place pour une hausse des taxes! Il est certain que, dans les années qui viennent, si la hausse programmée de la taxe carbone arrive en même temps qu'un prix du pétrole brut élevé sur les marchés et qu'un dollar en hausse face à l'euro, l'addition pourra monter très vite. Mais pour le moment, elle ne semble pas sufffire à expliquer le mécontentement actuel.
Les prélèvements obligatoires à un sommet
Alors, reprenons les arguments de notre «gilet jaune»: le véritable problème, c'est l'ensemble des prélèvements. Là, c'est vrai, on arrive à des sommets. À 45,3% du PIB en 2017, le total des prélèvements obligatoires n'a jamais été aussi élevé.
Il n'y a plus que le Danemark pour nous dépasser. Certes, une décélération doit nous mener cette année à 45%, puis à 44,2% l'an prochain. Mais cette amorce de baisse n'est pas encore vraiment sensible et, surtout, elle ne se fait pas forcément là où il le faudrait dans le contexte politique actuel.
Ainsi que le souligne une étude des économistes de l'OFCE dans le document «France, portrait social» que l'Insee publie chaque année, après le choc de la crise financière de 2008, les réformes sociales et fiscales ont pesé sur le revenu des ménages. Mais, précisent les auteurs, «les ménages les plus aisés ont été les plus mis à contribution»; «les ménages les plus modestes ont bénéficié de la politique sociale et des amortisseurs sociaux». Voilà qui va à l'encontre de ce qu'on entend tous les jours sur les ondes en ce moment.
Les retraités aux avant-postes
Mais, là encore, il faut être très précis. L'étude de l'OFCE s'arrête à 2016, pas pour éviter de parler de la période récente, mais parce qu'un travail économique sérieux doit reposer sur un grand nombre de données qui doivent être recueillies, regroupées, classées, analysées. Cela prend du temps. Ce que décrivent ces économistes, c'est ce qui s'est passé sous les quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.
Or Emmanuel Macron a pris des mesures qui, au total, bénéficient le plus aux plus aisés (transformation de l'ISF en impôt sur la seule fortune immobilière, prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital) et c'est ce que retiennent les «gilets jaunes», qui semblent ne jamais avoir entendu parler de la baisse des cotisations sociales et de la suppression progressive de la taxe d'habitation. Il est vrai que le président a aussi eu la mauvaise idée d'augmenter le taux de la CSG sur les retraites. Généralement, les seniors conseillent la prudence aux jeunes qui manifestent; actuellement on les voit beaucoup aux avant-postes...
«En 2017, le pouvoir d'achat du revenu disponible brut par unité de consommation progresse de 0,7%»
Au total, le pouvoir d'achat a-t-il réellement beaucoup souffert? Peut-on dire sérieusement que la misère progresse? Ce n'est pas ce que nous disent les chiffres publiés par l'Insee dans son portrait social (page 143). Il y a eu effectivement deux années où le pouvoir d'achat du revenu disponible brut des ménages (pouvoir d'achat de l'ensemble des revenus augmentés des prestations sociales et diminués des impôts et cotisations) a reculé: c'était en 2012 et surtout en 2013, à la suite des augmentations d'impôts décidées par François Hollande, mesures qui lui ont été reprochées tout au long de son quinquennat.
Mais, depuis, il a recommencé à augmenter. Si l'on veut être plus précis, on peut regarder l'évolution du pouvoir d'achat par unité de consommation (pour tenir compte du fait qu'un couple avec enfants n'a pas les mêmes dépenses qu'un couple sans enfant, qu'une personne seule supporte des dépenses qu'un couple peut partager, etc.). Or, que constate l'Insee? «En 2017, le pouvoir d'achat du revenu disponible brut par unité de consommation progresse de 0,7% et revient à son niveau de 2009.»
Des ménages coincés par les dépenses contraintes
Pour cette année, il est évidemment un peu tôt pour avoir des chiffres précis, mais il est possible de faire des prévisions. Selon l'Insee, «le pouvoir d’achat progresserait vivement en fin d’année 2018»! Comment expliquer ce miracle? «L’accélération des salaires compensant le freinage de l’emploi, la masse salariale demeurerait dynamique (+3,0% en 2018 après +3,1% en 2017) et le revenu disponible brut des ménages croîtrait de 2,9% en 2018». La hausse des prix, qui s'explique pour l'essentiel par celle des produits pétroliers, ne remettrait pas en cause la hausse du pouvoir d'achat, elle en limiterait simplement l'ampleur: «Le regain d’inflation en 2018 conduirait à un léger ralentissement du pouvoir d’achat à +1,3% en 2018, après +1,4%». Dans ces conditions, parler d'une montée de la misère est pour le moins exagéré.
Une chose est cependant réelle: beaucoup de ménages ont le sentiment de ne pas pouvoir faire la moindre dépense allant au-delà de ce qui est strictement nécessaire. Et ce sentiment n'est pas infondé. Les économistes constatent qu'il y a une montée de ce qu'ils appellent les dépenses contraintes ou pré-engagées, c'est-à-dire celles réalisées dans le cadre d'un contrat difficilement renégociable à court terme. C'est le cas du loyer ou du remboursement de crédit, de l'électricité, du gaz, de l'abonnement au téléphone, à la télévision, à internet, etc. Selon l'Insee, «leur part dans les dépenses de consommation des ménages a plus que doublé entre 1959 et 2009, mais reste relativement stable depuis. Elles représentent aujourd'hui près de 30% du revenu disponible brut des ménages». En clair, nous avons tous et toutes (à des degrés divers) de moins en moins de marges de manœuvre et des hausses de prix dans un domaine peuvent nous conduire à nous restreindre sur d'autres postes.
Plutôt que de parler de montée de la misère, il serait donc plus sérieux de dire qu'il y a en France des gens pour qui dix ou quinze euros de plus ou de moins par mois, cela compte, et que le gouvernement aurait été bien inspiré de mieux préparer ses mesures d'accompagnement de la hausse de la taxe carbone. Comme l'a rappelé Nicolas Hulot jeudi 22 novembre dans «L'Émission politique», écologie et solidarité doivent et peuvent aller de pair. Et le correctif qui s'imposait aurait pu se faire sans psychodrame: il y a en France des associations, des organisations syndicales, des élues et élus locaux et nationaux qui peuvent faire remonter l'information et rappeler aux réalités un pouvoir qui pourrait les ignorer.
Des rêves qui s'évanouissent
Mais cette crise ne peut s'expliquer par les seules variations réelles ou supposées du pouvoir d'achat. Elle est aussi l'expression d'un certain désarroi face à un monde qui change très vite et dans lequel chacun et chacune peut craindre d'avoir quelque chose à perdre. Le fait que tout parte de la hausse du prix des carburants n'est pas un hasard. La voiture est un des grands symboles de la société de consommation dans laquelle la France est entrée au cours des Trente Glorieuses.
Et il faut dire que c'est un beau symbole: la voiture, c'est la liberté d'aller et venir où on veut, quand on veut. Pour beaucoup, elle a été et est encore un signe de réussite sociale. Les embouteillages et les limitations de vitesse ont déjà beaucoup réduit son attrait; de surcroît, c'est devenu un outil de travail ou un moyen de transport indispensable. Le rêve s'est déjà bien dissipé; avec la taxe carbone, il s'évanouit complètement. La voiture n'est plus un objet de désir, c'est une source de pollution qu'il faut éliminer. Et cela change tout.
Nous avons pillé et pollué allègrement le monde, maintenant nous devons le partager et veiller à son entretien.
Dans le même moment, un autre rêve s'évanouit: c'est celui du pavillon vanté dans les prospectus des promoteurs, avec un couple épanoui et souriant au premier plan, des enfants qui jouent avec le chien sur la pelouse et, au fond, le garage avec la voiture. Celles et ceux qui se sont endettés pour acheter ce pavillon de leurs rêves dans un lotissement loin de tout, là où le terrain n'était pas cher et où le promoteur pouvait faire de belles marges, découvrent d'un seul coup qu'ils sont piégés et que la vie dans leur pavillon va leur coûter une fortune. Il va falloir que les promoteurs changent leur façon de travailler et qu'ils nous fasssent rêver devant des descriptions d'appartements dans des immeubles de qualité, à proximité des écoles, des commerces et des moyens de transports collectifs permettant d'aller au travail. La transition va être rude et nous aurons d'autres manifestations.
Lorsque la France est entrée dans la société de consommation, dans les années 1950, le monde comptait 2,6 milliards d'êtres humains, dont seule une minorité pouvait bénéficier de ce progrès matériel et technique. Aujourd'hui, nous sommes 7,6 milliards et tous les nouveaux consommateurs qui arrivent sur le marché mondial en Asie ou en Afrique ne voient pas pourquoi ils n'auraient pas accès, eux aussi, à ces merveilles.
Mais on sait bien que ce ne sera pas possible, que ces milliards de Terriennes et Terriens ne pourront suivre notre modèle de développement et que nous-mêmes devront changer nos habitudes. Le monde nous a appartenu pendant plusieurs décennies, nous l'avons pillé et pollué allègrement, maintenant nous devons le partager et veiller à son entretien. L'atterrissage est brutal.
Sartre avait encore plus raison qu'il ne le pensait: l'enfer, c'est vraiment les autres. Surtout quand nous sommes 7,6 milliards. Ah, que la voiture était belle quand seuls quelques privilégiés en possédaient une!
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