Voici encore l’exemple d’une histoire – d’une « légende urbaine » bien avant l’heure – qui a tellement impressionné et piqué la curiosité du public de l’époque, comme elle continue de le faire chez certains aujourd’hui encore, qu’en dépit de la démystification dont elle a très tôt fait l’objet, elle est devenue au fil du temps un véritable « mythe indestructible ». Il s’agit de la fameuse et funeste prophétie censément proférée par l’écrivain
Jacques Cazotte (1719-1792), auteur entre autres du célèbre
« Diable amoureux », au cours d’un souper mondain et littéraire tenu en janvier 1988 (soit plus d’un an avant le début de la Révolution) auquel participaient des personnalités très en vue telles que le mathématicien
Condorcet, le moraliste
Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort et la salonnière Béatrix de Choiseul-Stainville, d
uchesse de Gramont. Participaient également à ce souper le rapporteur de la prophétie en question, l’écrivain et critique
Jean-François de La Harpe, le médecin et naturaliste
Félix Vicq d'Azyr, ainsi que le futur défenseur de Louis XVI, le magistrat
Malesherbes.
Portrait de Jacques Cazotte, par Jean-Baptiste Perronneau

Le texte de la prophétie, telle que rapportée par La Harpe :
http://www.miscellanees.com/l/laharpe.htmAlors que la conversation roule joyeusement sur les bienfaits de la révolution socio-culturelle entrevue par Voltaire, c’est-à-dire sur l’avènement de la philosophie et du règne de la raison au détriment de la superstition et du fanatisme, voici que Cazotte, qui était resté en retrait en raillant à voix basse tout ce bel enthousiasme, prend brusquement la parole et commence à pourrir impitoyablement l’ambiance en annonçant avec un luxe de détails, à chacun des convives, la mort violente qui les attend dans le cadre de la Terreur révolutionnaire à venir. A Condorcet, par exemple, qui tente de le charrier en lui disant qu’en tant que philosophe il n’est pas fâché de rencontrer un prophète, il réplique :
« Vous, Monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour échapper au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous. » A la duchesse de Gramont, qui explique que les femmes n’étant pour rien dans les révolutions, personne ne s’en prendra jamais à leur sexe, il réplique :
« Votre sexe, Mesdames, ne vous en défendra pas cette fois, et vous aurez beau ne vous mêler de rien, […] vous, Madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains liées derrière le dos. » Et ainsi de suite pour chacun des convives…on imagine l’ambiance. Parti sur sa lancée, il prédit également le sort de Marie-Antoinette, Louis XVI…et last but not least, sa propre fin violente ! Et de fait, cette lugubre prophétie va hélas tragiquement se réaliser pour chacun des personnages précités au cours des années de la Terreur, à commencer par Cazotte lui-même, qui périra sur l'échafaud le 25 septembre 1792 pour avoir pris parti contre la Révolution française.
C’est là le « clou » de cette lugubre affaire mais, pour autant, est-elle seulement vraie ? Déjà à l’époque, le fait que la prophétie telle que rapportée par Jean-François de La Harpe figure dans un ouvrage écrit soi-disant en 1788 (
La Prédiction de Cazotte) mais pas édité avant 1816, faisait question. Dès lors, le texte ayant été publié presque vingt ans après les propos et relaté par les écrits posthumes d'un tierce personne (La Harpe est mort en 1803) certains sceptiques eurent tôt fait d’interpréter ce texte comme une mystification à vocation propagandiste d’origine royaliste, visant à dénoncer les atrocités de la Révolution française. D’autant que, dès 1817, le bibliographe Adrien-Jean-Quentin Beuchot révéla avec fracas la supercherie, consistant en la suppression du dernier feuillet du texte par l’éditeur testamentaire des œuvres de La Harpe, dans lequel ce dernier faisait l’aveu suivant :
« Quelqu’un m’a dit : « Cela est-il possible ? ce que vous me racontez là est-il vrai ? – Qu’appelez-vous vrai ? ne l’avez-vous pas vu de vos yeux ? – Oui, les faits ; mais la prédiction, une prophétie si extraordinaire… ! – C’est-à-dire que tout ce qui vous paraît ici de plus merveilleux, c’est la prophétie. Vous vous trompez. Sans doute, la connaissance de l’avenir n’appartient qu’à Dieu, et nul n’est prophète qu’autant qu’il est inspiré de Dieu. Mais ce miracle n’est nullement rare : Dieu en a donné mille exemples authentiques ; et il ne répugne à aucune théorie morale et philosophique qu’il puisse communiquer à qui il lui plaît la connaissance de l’avenir. Mais un miracle ou plutôt un assemblage de miracles tout autrement extraordinaires, c’est cet amas de faits inouïs et monstrueux qui répugnent à toute théorie connue jusqu’ici, qui font tout le renversement de toutes les idées humaines, même dans le mal, de tout ce qu’on connaissait de l’homme, même dans le crime. Voilà le prodige réel, comme la prophétie n’est que supposée ; et si vous n’en êtes encore à voir, dans tout ce que nous avons vu, que ce qu’on appelle une révolution, si vous croyez que celle-là est comme une autre, c’est que vous n’avez ni lu, ni réfléchi, ni senti. En ce cas, la prophétie même, si elle avait eu lieu, ne serait qu’un miracle de plus perdu pour vous comme pour les autres, et c’est là le plus grand mal. »Dès lors, comment expliquer l’inébranlable croyance accordée par certains à cette prophétie, qui sera reprise avec moult variations par rapport à l’édition originale par de nombreux chroniqueurs au cours de ses deux siècles d’existence, et que, aujourd’hui encore, certains auteurs n’hésitent pas à évoquer en ignorant ou feignant d’en ignorer la démystification opérée de longue date par Beuchot ? Je pense qu’en premier lieu il faut souligner tout simplement la qualité du texte de La Harpe, dont la tonalité si réaliste et si dramatique lui donne il faut bien l’avouer une aura incomparable de vraisemblance. Ensuite, je me demande s’il ne faut pas soupçonner le traumatisme que les années de la Terreur révolutionnaire (en dépits de tous les apports positifs et sans précédents de la Révolution) ont pu laisser dans la conscience, puis dans l’inconscient collectif des Français, même chez les plus pro-révolutionnaires d’entre eux. C’est là, à mon avis, une question qui mériterait bien quelques travaux savants de la part d’historiens, sociologues et psychologues.