Chimère a écrit:
Je suis d'accord avec vous, mais je pense que vous ne voyez quand-même que l'aspect "pratico-pratique" et matériel du truc, mais vous oubliez que les structures sociales même ont changées : au temps de ma grand-mère, les gens se mariaient grosso-modo dans un rayon d'une trentaines de kilomètres et ne changeaient pas beaucoup de région, les familles restaient plus "groupées"
C'était vrai avant le XIXème, mais plus du tout à partir des années 1850 où le chemin de fer a commencé à relier les villages entre eux et a permis une exode rurale massive vers les centres urbains (notamment vers Paris, avec un mouvement pendulaire de jeunes gens allant tenter leurs chances à la ville et retournant 2 ou 3 fois pas an dans leur patelin d'origine).
Ceux qui sont restés dans leur cambrousse — par choix, ou par défaut — se sont paradoxalement retrouvés encore plus isolés qu'ils ne l'étaient auparavant (là où les campagnes du XVIIIème grouillaient d'humains et d'activité), ce qui a encore amplifié la fuite vers les villes et la transformation des campagnes en zones vieillissantes et atones qu'elles sont aujourd'hui.
Chimère a écrit:
Idem dans la vie quotidienne : il y avait moins de temps de "loisirs" (et de créativité, de temps de réflexions etc...), on vivait sans trop se poser de questions je pense. Et puis les corvées, les familles étaient plus nombreuses, il y avait des aides, des garçons/filles de ferme etc...
(déjà que rien que de penser à être obligée de devoir faire la cuisine, franchement ça m'horripile d'avance...
)
Oui : l'économie reposait davantage sur le travail humain, puisqu'il n'y avait pas de machines pour réaliser le travail (agricole notamment, mais pas que). Et en l'absence d'industrie pour fournir des biens de consommation ou des plats tout préparés, il fallait bien tout faire soi-même...
Les gens vivaient plus chichement et le quotidien était plus rude. Mais ça ne veut pas dire que nos arrières grand-parents étaient moins heureux. On sait très bien, études sociologiques à l'appui, que le bonheur personnel est assez vite dé-corrélé de l'aisance matériel et que d'autres facteurs (les relations sociales ou la santé) deviennent prépondérants.
Quand à l'aspect "moins de culture/créativité" lié à ce mode de vie, c'est à mon sens un mythe grossier. J'y reviendrai ci-dessous.
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J'en profite pour faire un petit aparté, qui me semble indispensable pour bien comprendre à quel point la question de l'énergie est primordiale pour maintenir nos sociétés modernes actuelles.
Un homme qui fait un travail de « force » pendant 10 heures par jour, fournira une énergie mécanique de l'ordre de 0,1 kWh. En retour, pour fournir ce travail, il aura une consommation énergétique d'environ 5 - 6 kWh (c'est l'alimentation qu'il devra ingurgiter pour récupérer des forces).
Un litre d'essence, c'est 10 kWh d'énergie à portée de main. Si on prend un moteur avec un rendement de 40%, ce litre d'essence produira une énergie mécanique de 4 kWh. 1000 fois plus qu'un humain.
On comprend que la machine pulvérise l'être humain en terme de force de travail, et qu'avec une source énergétique bon marché et accessible (comme le litre de pétrole que je citais), il est infiniment plus rentable économiquement parlant de faire travailler des machines plutôt que des êtres humains.
Cela est tellement vrai que quelques chercheurs (comme Jean-Marc Jancovici,
qui est à l'origine des chiffres que je vous donnais ci-dessus ; lisez l'article, c'est très très intéressant) avancent que si l'esclavage a été aboli aux XVIII et XIXème siècles, ce n'est pas tant sous l'influence des philosophes des Lumières et d'un plus grand philanthropisme des dirigeants... mais principalement parce qu'avec la Révolution Industrielle, les sociétés occidentales pouvaient se payer le luxe de se passer des esclaves !
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Chimère a écrit:
Et personnellement, je serais moins optimiste sur la "plasticité" sociale ou cérébrale de mes contemporains (déjà parce que pour certains, pour parler de plasticité cérébrale, il faut commencer par trouver le cerveau...
), il y a tout une frange de la population qui ne pourra ni envisager ni penser ce changement parce qu'elle n'a pas le recul et la capacité de réflexion pour le faire (oui je sais, ce n'est pas très charitable de penser ça, mais un minimum de sens de l'observation ne peut que conduire à cette conclusion...
).
La population actuelle n'est pas
fondamentalement différente de la population d'il y a 50 ans, voire même d'il y a 100 ans : elle n'est ni plus bête, ni plus intelligente. Et puisque les anciennes générations ont su s'adapter à la vie urbaine ou aux supermarchés, et puisque la génération actuelle a réussi à complètement se faire aux ordinateurs et à Internet, je ne vois pourquoi il en irait différemment pour les générations prochaines et une éventuelle décroissance.
De toute façon, comme je l'ai dit ci-dessus, on n'aura vraisemblablement pas le choix (pas plus qu'on a laissé le choix aux Français d'accepter ou non l'économie de marché ou l'omniprésence de la voiture, avec tous leurs lots de conséquences). Les gens s'adapteront de gré ou de force à la nouvelle situation.
J'ai assez confiance sur le fait que sur une période de 20 ou 30 ans, cette adaptation se ferait en douceur sans trop de difficulté. Sur une période très courte, là, c'est sûr, c'est une autre histoire.
Chimère a écrit:
Et l'autre souci : c'est que dans toutes les périodes de changements, ou même les révolutions, on voit surtout que se sont les plus violents qui reprennent le dessus...
[...]
Non, ils vont s’entre tuer et se bouffer (au propre comme au figuré) les uns les autres, en mode La Route
Un livre a été récemment publié sur le sujet :
L'entraide, l'autre loi de la jungle par Pablo Servigne (qui est également l'auteur du très bon
Comment tout peut s'effondrer, dont là encore je ne saurais trop vous recommander la lecture).
Il avance pas mal d'exemples qui montrent que si effectivement en période de coup dur, il y a davantage de violences, la majorité des gens ne deviennent pas pour autant et subitement des égoïstes sanguinaires et qu'on peut voir beaucoup de solidarité et de réseaux d'entraide se former (ne serait-ce que parce que de façon pragmatique, il est plus facile de survivre à plusieurs que seul contre tous, isolé dans son coin).
Je ne suis pas toujours à 100% d'accord avec ce qu'il affirme, mais ça a le mérite d'apporter du grain à moudre.
En revanche, il avance un argument qui me semble difficilement contestable : c'est celui de la prophétie auto-réalisatrice. Si on répète constamment aux gens qu'en cas de crise, on va assister à un retour généralisé de la barbarie et de la loi de la jungle, et si c'est la seule perspective qu'on leur offre en terme d'imaginaire (via des séries comme
Walking Dead ou
La Route que tu cites)... il ne faudra effectivement pas s'étonner si les choses tournent à la foire d'empoigne lors de la prochaine grande crise.
Psychopompos a écrit:
Je ne suis franchement pas sûr que sauver le monde en vaille la peine.
De toute façon, ni la planète, ni la Vie, ni l'espèce humaine ne sont menacés.
Lorsqu'on m'avance la thèse selon laquelle l'espèce humaine pourrait avoir disparu à la fin du siècle prochaine, j'aime bien ressortir l'histoire de
ces 80 esclaves abandonnés pendant 15 ans sur l'île Tromelin, un gros cailloux de 1 km² sans aucune ressource ni végétation, et dont 15 ont réussi à survivre en buvant de l'eau de pluie et en mangeant des tortues de mer.
L'espèce humaine a des capacités d'adaptation assez formidables et je suis convaincu que même avec un climat à +5°C et un environnement devenu complètement hostile, il y aura encore des humains survivants en suçant des cailloux.
La question n'est donc pas tellement selon moi de « sauver le monde » ou l'espèce humaine, mais plutôt de garantir une vie correcte aux générations futures et d'éviter de nombreux drames à venir.
Chimère a écrit:
* Et j'ajoute, d'ailleurs, que pour moi, l'Art, la créativité sous toutes ses formes (littéraires, picturales, cinématographiques... bref toutes formes de créativité "démiurgique" si je puis dire), et toutes les façons de créer me semblent au moins aussi importante que le fait de se nourrir
[...]
sans ça, si c'est pour vivre dans un monde à la Ravage, sans livres, sans peinture, sans cinéma, sans musique... est-ce que ça vaut seulement la peine ? Même si à côté tout est "parfait" ?... bof moi je réponds non. Je m'ennuierai, de toute façon...
(parce qu'éplucher les carottes de son jardin pour faire sa soupe, c'est pas ça qui va donner du sens à ma vie, clairement...)
Perso, vivre dans de petite communauté, avec un apport en culture limitée, à vivre entre travaux des champs, popote et torchage de gosses... merci très peu pour moi, je préfère la mort rapide à ensevelissement psychique lent et douloureux...
Aucune société humaine n'existe sans art : je n'en vois pas un seul exemple, même sous des régimes dictatoriaux où l'art est orienté (comme en Corée du Nord) ou interdit (comme les totalitarismes islamistes). Et cela tient notamment au fait que « l'art » est un concept très flou, et que virtuellement n'importe quelle activité peut être élevée au rang d'art.
Même en imaginant une société où le cinéma, la musique, la peinture... sont prohibés (ce qui me semble très difficile à faire dans la pratique, d'ailleurs la plupart des dictatures qui ont essayé se sont cassées les dents dessus), on trouverait encore des gens pour faire de
l'épluchage artistique des carottes.
Quant à l'affirmation selon laquelle les cultures paysannes isolées n'offrent qu'une existence morne et insipide, il y a des flopées d'ethnologues et d'historiens qui ont montré qu'il n'en est rien. Par exemple toute la culture du Moyen-Age ou de la Renaissance, qui était extrêmement riche, s'est développée dans un monde où 95% des gens vivaient à la campagne. Les Papous de Nouvelle-Guinée ne connaissent pas le cinéma, mais ils ont néanmoins une vie culturelle (aussi bien matérielle : peinture, sculpture, techniques diverses... qu'immatérielle : légendes et mythologie) plus variée et complexe qu'on ne pourrait l'imaginer au premier abord.