Citer:
Le revers de la médaille de la quête du bien-être
Laure Dasinieres — Édité par Émile Vaizand — 5 avril 2023 à 7h20
Un univers moins rose et moins égalitaire qu'il n'y paraît, comme le montre la série «Wellmania» sur Netflix.
«C'est évidemment un mirage que de penser qu'en payant pour participer à des cours, on pourra renaître à soi-même», souligne Zineb Fahsi, professeure de yoga et autrice de l'essai Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme. | Prasanth Inturi via Pexels
Quadragénaire physiquement et spirituellement au bout du rouleau, Liv, journaliste culinaire, tente de reprendre son corps et son mental en main en s'essayant aux nombreuses pratiques et disciplines que l'industrie du bien-être et du développement personnel a mis à notre disposition d'Occidentaux fatigués. Mais sa quête est loin d'être aussi linéaire et salvatrice que prévue.
Le pitch de la série Wellmania, adaptée du récit éponyme de la journaliste australienne Brigid Delaney (Wellmania: quand la quête du bien-être est semée d'embûches) et diffusée sur Netflix depuis fin mars, donne lieu à de nombreuses scènes particulièrement cocasses et décalées. Mais il n'en demeure pas moins qu'il pose aussi des questions plus profondes et pertinentes, à l'heure où le wellness est socialement valorisé et conçu comme LA réponse à nos maux –qu'il s'agisse de surpoids ou d'hypertension, de stress ou d'anxiété ou de sentiment de perte de sens.
Pourquoi la quête du bien-être déçoit-elle? Pour quelles raisons certaines personnes font-elles un pas de côté ou sortent-elles complètement de cette voie qui devait être celle de l'illumination et de l'amélioration de soi?
«Je n'étais pas davantage détendue, mais j'ai persisté»
Sacha est l'une d'entre elles. À l'approche de la trentaine, elle a commencé à intensifier sa pratique sportive et c'est dans une salle de fitness qu'elle a fait la rencontre du yoga. «Je rencontrais des difficultés dans ma vie personnelle et mon travail me stressait. J'avais envie de quelque chose en complément du sport pour me détendre. J'ai tout de suite accroché à cette pratique qui demande de la souplesse et de la concentration, parfaite pour se vider la tête, et qui porte des valeurs et une spiritualité dans lesquelles je me retrouvais.»
En quête de davantage d'authenticité –«et de dépassement de soi»–, Sacha abandonne les cours de yoga du club de gym tout en continuant le fitness, pour se tourner vers un studio près de chez elle. «Avec une carte de cours illimités, car je voulais pratiquer autant que possible. Ces cours sont devenus mon échappatoire après ma journée de travail. Quitte à culpabiliser si je manquais une séance.»
Alors, qu'elle soit fatiguée, douloureuse ou enrhumée, Sacha fait preuve d'une assiduité sans faille. «Alors que, franchement, j'aurais parfois mieux fait de faire une sieste, de prendre un bon bain ou de faire un périple avec des potes», considère-t-elle a posteriori. «Je traînais une douleur à la hanche. Et malgré ça, je continuais, sans imaginer une seule seconde que le yoga pouvait en être la cause», ajoute-t-elle, en précisant qu'aucun de ses professeurs ne lui a conseillé de réduire la voilure. «Je n'étais pas non plus davantage détendue, mais j'ai persisté.»
«J'ai retrouvé l'esprit de compétition et les rivalités que je voulais justement fuir. Sans compter le dogmatisme de certains enseignements, tout comme cette espèce d'authenticité factice.»
Sacha, après s'être inscrite à une formation de professeur de yoga
Dans ce qu'elle qualifie aujourd'hui de fuite en avant, Sacha explore, consacre des week-ends à faire des stages et des ateliers. Et, comme le milieu du yoga est interconnecté avec d'autres pratiques et que les salutations au soleil ne dissolvent pas les problèmes personnels, Sacha teste aussi d'autres disciplines telles que la sophrologie, la méditation, l'hypnose, le shiatsu ou le chamanisme… sans grand succès.
Puisque l'illumination n'était pas au rendez-vous, c'est qu'il faut aller plus loin… Aller plus loin passera pour Sacha par une formation pour devenir professeure de yoga: 200 heures réparties sur l'année, avec des week-ends complets d'enseignement. Elle souscrit à un prêt –2.000 euros tout de même– et se lance. «Au début, j'ai adoré faire ainsi partie d'un collectif. Et puis, j'ai énormément appris aussi bien sur les textes fondateurs que sur l'histoire du yoga.» Mais la machine s'enraye: «J'ai retrouvé l'esprit de compétition et les rivalités que je voulais justement fuir. Sans compter que le dogmatisme de certains enseignements me pesait, tout comme cette espèce d'authenticité factice.»
Alors Sacha décroche et zappe le stage final, organisé dans une grange en pleine campagne, de même que le pique-nique champêtre, tout de blanc vêtu et fleurettes dans les cheveux, prévu pour fêter la fin de la formation. «Sérieusement, le plan féminin sacré/sonorité en toc, ça m'a saoulée. D'autant plus que ma vie personnelle partait à vau-l'eau et qu'aucun participant ne m'a jamais soutenue. J'ai bien compris qu'il fallait être là aussi dans le “never explain, never complain” [ne jamais expliquer, ne jamais se plaindre, ndlr] et qu'il valait mieux être lisse et sans affect.»
À la faveur d'une blessure, elle prend définitivement ses distances par rapport à la communauté yogique. Aujourd'hui, quelques années après la fin de cette expérience, Sacha a conservé ses vingt minutes de yoga quotidiennes à la maison: «Pour l'effet bulle et le travail de la souplesse.» Elle continue d'aller presque tous les jours à la salle de sport. «Au moins, là, pas de fausses promesses. Tu sais que tu viens pour te défouler, déconnecter et rester en forme, et c'est largement suffisant.»
«Un mirage» et «une nouvelle mouture de l'individualisme»
Moins drôle et satirique que les aventures de Liv, l'héroïne de la série Wellmania, le récit de Sacha pointe du doigt nombre de limites du développement personnel et les raisons, conscientisées ou non, qui motivent les décrocheurs. Notamment celle, souvent mise en avant par les critiques du développement personnel, qui repose sur l'idée que la solution à tous nos problèmes est en nous. C'est le dogme du «Be the change you want to see» («Soyez le changement que vous voulez voir»), pour reprendre la citation attribuée à Gandhi et déclinée par millions en citations positives sur Instagram.
«C'est évidemment un mirage que de penser qu'en payant pour participer à des cours, on pourra renaître à soi-même», souligne Zineb Fahsi, professeure de yoga et autrice de l'essai Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, paru début mars. «Ce n'est évidemment pas en mangeant des baies de goji et en faisant des salutations au soleil que le monde se portera mieux et que l'on sera plus serein pour faire face à des conditions de vie ou de travail difficiles.»
Thierry Jobard, responsable du rayon sciences humaines d'une grande librairie à Strasbourg et auteur de l'essai Contre le développement personnel, complète: «Le marché du développement personnel n'est ni plus ni moins qu'une nouvelle mouture de l'individualisme. Un individualisme qui fait reposer toute la charge du changement sur l'individu et non pas sur les grandes institutions structurantes. Face à un monde en perpétuel changement, à une forte insécurité dans le monde du travail et une concurrence accrue sur le marché des rencontres amoureuses, les individus sont sommés de s'améliorer continuellement et de se rendre conformes aux normes psychologiques pour demeurer employables ou “rencontrables”.»
Alors, l'individu ne se retrouve à compter que sur lui-même, sur le prétendu pouvoir des sons «om», des āsanas, des trips à l'ayahuasca et de la méditation, pour tenter de mieux vivre un monde qui l'oppresse. «Il tente d'acquérir des ressources pour faire face, s'épanouir et s'armer dans un monde en perpétuelle compétition, poursuit Thierry Jobard. Mais bien sûr, si la société demeure dysfonctionnelle, rien ne changera.»
Un marché «ultra-compétitif et précaire», créateur d'inégalités
D'ailleurs, un certain nombre de dysfonctionnements sociétaux sont dupliqués et reproduits dans le monde du bien-être et du développement personnel, beaucoup moins rose et égalitaire qu'il n'y paraît. Pour écrire son livre Les Nouvelles Routes du Soi, Marc Bonomelli, journaliste spécialiste des nouvelles spiritualités, a rencontré différents décrocheurs. La transposition de la concurrence et de la performance est quelque chose qu'il a retrouvé à plusieurs reprises.
«Je me souviens notamment de Julien, jeune start-upper, qui, à la fin de la vingtaine, s'est retrouvé avec une impression de perte de sens et s'est tourné vers le développement personnel et la méditation, raconte le journaliste. Dans sa quête, il se retrouve dans un ashram en Inde et se rend compte de l'esprit de surenchère. C'est à qui étudiera avec le nouveau gourou, qui enseigne une nouvelle méthode, une méthode plus authentique. Julien s'est rendu compte que les dynamiques sociales qu'il cherchait à fuir dans le monde du travail n'avaient pas disparu et s'étaient simplement transposées.»
«La fatigue est une des raisons qui poussent les gens à décrocher, après avoir couru après quelque chose qu'ils ne sauraient atteindre.»
Thierry Jobard, auteur de l'essai Contre le développement personnel
De fait, et puisque là aussi la quête du soi résilient et contenté est infinie, beaucoup expérimentent une fuite en avant où s'accumulent les pratiques et les croyances. «Ils picorent, toujours à la recherche de la dernière nouveauté», constate Zineb Fahsi. Cette surenchère est alimentée par un marché du bien-être où les professeurs sont en concurrence et contraints sans cesse de proposer de nouvelles choses plus attrayantes. «C'est un milieu ultra-compétitif et précaire», déplore la professeure.
Cette surenchère est elle-même créatrice d'inégalités. Comme le remarque Marc Bonomelli, la quête du soi coûte cher –entre livres, cours, stages, retraites, etc. Seuls ceux qui peuvent se permettre de s'offrir tout cela et donc de consommer rentreront dans la nouvelle caste des éveillés. Alors, parmi les décrocheurs, on retrouvera ceux qui auront pris conscience de cette reproduction des inégalités, ainsi que ceux qui seront tout simplement rattrapés par la réalité matérielle.
Parfois, un nouveau déclic
Sans oublier ceux qui feront une sorte de burn-out de ce «toujours plus». «La fatigue est une des raisons qui poussent les gens à décrocher, après avoir couru après quelque chose qu'ils ne sauraient atteindre. Ils éprouvent alors une prise de conscience qui est la réplique de celle qui les a justement conduits à se lancer dans le développement personnel», constate Thierry Jobard.
Cette prise de conscience, semblable à un sursaut, peut aussi arriver lorsque la surenchère conduit à essayer des techniques toujours plus perchées et pseudoscientifiques, frôlant parfois la dérive sectaire. «Les personnes se tournent alors vers des solutions plus terre-à-terre comme aller voir un psychologue», note Marc Bonommeli.
En outre, ces techniques ne sont pas aussi authentiques qu'elles en font la promesse et révèlent un côté factice. Alors, comme le signale le spécialiste des religions et des nouvelles spiritualités, «des déçus se tournent vers des religions établies en se convertissant au bouddhisme ou au christianisme».
Dans la surenchère, il arrive de s'égarer et de «réaliser que l'on est devenu un parfait connard à l'ego gonflé à bloc et méprisant ceux qui ne sont pas aussi “éveillés”. Cette prise de conscience invite en général ces personnes à mettre un stop», signale Marc Bonomelli.
D'autres, prenant conscience que la recherche de l'épanouissement personnel n'est pas moins aliénante que la religion –ou que d'autres institutions– reprendront leur chemin, peut-être en conservant quelques habitudes prises pendant leur détour. Comme Sacha avec ses exercices de yoga matinaux ou Brigid Delaney, l'autrice et coscénariste de Wellmania, qui explique avoir conservé une pratique régulière de la méditation.
«Même si on redescend, même si on s'arrête, on n'oublie jamais complètement ce que l'on a vécu», conclut Marc Bonomelli. Et c'est peut-être finalement dans cette affirmation de soi, basée sur des échecs relatifs et sur des refus, que l'on se trouve le mieux.
https://www.slate.fr/story/243677/quete-bien-etre-flop-wellmania-netflix-developpement-personnel-yoga-spiritualite-croyancesJ'ai hésité à mettre ce nouvel article sur le sujet (avec la série Netflix et 2, 3 autres bouquins qui relancent le débat)... mais finalement, il y a 2 ou 3 choses intéressantes, et ça permet de remettre le sujet sur la table...
J'avoue qu'à la lecture de l'article, il y a une grosse, une méga-confusion entre plusieurs choses... je ne sais pas si c'est de la faute des gens, de certains auteurs/gourous qui jouent un peu de cette confusion, ou de journalistes ou autres. Je suppose qu'il y a un peu de tout ça et que les torts sont partagés...
Déjà, il ne faut pas confondre bonheur et bien-être. Bonheur et confort. Et encore moi la "joie sans objet" (qui est un peu le but même d'une quête spirituelle authentique) et le bonheur très terre à terre comme on l'envisage au 1er degré.
Effectivement, les bouquins qui vous vendent le bonheur en 10 étapes sont de vastes fumisteries, et causent beaucoup de tort à la fois aux personnes qui se laissent abuser, mais aussi à d'autres voies/livres qui sont d'authentiques propositions spirituelles. Et qui, en effet, sont généralement beaucoup plus ardues, demandent plus d'engagement et de réflexion. Y'a pas de pilule magique, c'est un fait...
Et à la lecture de l'article encore une fois, je me dis que ce qui "perd" les personnes évoquées dans l'article, c'est bien d'avoir cru qu'elles iraient "mieux", qu'elles "changeraient"... sans changer. J'ai envie de dire "mais quelle drôle d'idée".
Evidemment que si vous rejouer les "rôles" égotiques que vous avez toujours jouer dans votre vie de tous les jours, vous ne pouvez que vous prendre des murs. Evidemment que si vous vous accrochez à l'idée que vous avez de vous-mêmes, à votre ego (qui est finalement la fiction que vous vous jouez sur vous mêmes), et que vous voulez faire progresser cet ego (c'est ce qu'on appelle le matérialisme spirituel, et c'est le principal écueil et reproche qu'on peut faire au développement personnel) vous allez le faire progresser avec toutes ses boursouflures, ses angoisses et ses peurs.
Et je me dis qu'en effet, le "retour" de certains à des spiritualités plus traditionnelles peut s'expliquer aussi par cette dimension : le fait que ses personnes, plus ou moins consciemment, se rendent compte qu'elles ont abordé la question par le mauvais côté.
Et là, où j'ai tiqué, c'est sur le "coût" de la chose : une authentique recherche spirituelle ne coûte, en vrai pas grand-chose. Méditer c'est totalement gratuit, prier aussi. Faire du yoga, mis à part si on veut prendre des cours, bah en vrai chez soi un tapis un peu épais pour les pauses au sol, n'importe quel vêtement confortable et souple (même un pyjama ça marche) et c'est ok. (d'ailleurs, dans les cours où j'allais, c'était ça, des joggings, des shorts en coton, du décathlon etc... Y'en a même un qui venait en jeans et la prof rigolait en lui disant "je ne sais pas comment tu fais"
Et certes, ça ne mène pas direct à l'illumination mais pendant le confinement ça m'a sauver mon dos, et c'est déjà pas mal).
Bref, là encore, l'argent devient un marqueur égotique plus qu'autre chose, qui n'a rien à voir avec la spiritualité authentique et sincère.
De plus, dans ce genre d'articles, la propension à systématiquement opposer la recherche spirituelle/la foi au politique au sens large m'effraie un peu (et ça se rejoint avec ce que je disait dans un autre sujet) : un peu comme s'il y avait un reproche larvé là-dessous, comme si l'un devait nécessairement s'opposer à l'autre... (ça me fait un peu penser à ces gens qui, lorsque vous faites un don à une association de protection animale vous le reproche en vous disant que vous auriez mieux fait de donner cet argent pour les humains. C'est l'idée...
)