Tout autant que le récit de Laurent Ballesta, un des cameramen qui a rencontré ce poisson dinosaure et à qui nous devons ces images. C'est une invitation au rêve et à l'aventure.
Compte rendu d'une rencontre mémorable, carnet de bord.
"La piste serpente sur une grande dune arborée. Derrière nous s’élève un nuage de poussière. Devant cahote un pick-up 4 x 4 antédiluvien, bouffé par la rouille. Entre les deux, sur une remorque, il y a nous : l’équipe des quatre plongeurs juchés sur notre bateau pneumatique de 7 mètres. Plus de place ailleurs. Le pick-up déborde. Quatorze bouteilles et 400 kilos d’accessoires indispensables à l’expédition y sont entassés. La mer est devant nous, à 15 kilomètres. Quarante minutes de tape-cul... Nous laissons derrière nous le plus excentrique des « locaux de plongée » : un garage décoré de grandes toiles d’araignées noires, hanté par une meute de chiens et encombré d’épaves de voitures, d’outils par milliers et d’autant de vieux bidons suintant de l’huile de vidange. Nous avons pourtant réussi à y entreposer à l’abri notre matériel high-tech. Et surtout, malgré la crasse, nous parvenons à entretenir matin et soir nos précieux scaphandres recycleurs. Notre santé en dépend. Et notre vie, parfois.
Nous nous sommes réveillés à 5 h 30, comme chaque matin. Il n’est pas recommandé de faire des efforts après une plongée, mais il est bon de faire de l’exercice avant de se mettre à l’eau. L’expédition doit durer plus d’un mois, et nous portons chaque jour, pendant cinq heures, de lourdes charges. Donc, trente minutes de gym avant le petit déjeuner. Puis nous passons au remontage des pièces essentielles de nos scaphandres. Check-list : étanchéité du circuit fermé, contrôle des batteries, calibrage des analyseurs d’oxygène, contrôle des paramètres de la décompression, dévidoirs et bouées ascensionnelles...
Il est 8 heures quand nous atteignons la plage. Le sable est trop mou pour le pick-up, que nous remplaçons par un tracteur. Le nez du pneumatique est enfin face aux vagues. A nous de nous préparer. Nous enfilons des combinaisons étanches. A la surface, il fait chaud. Mais à 100 mètres de profondeur, la température de l’eau est de 18 degrés. Et nos mélanges gazeux, très riches en hélium, refroidissent beaucoup l’organisme. Nous sommes harnachés, 70 kilos de matériel sur le dos. Comme si mes trois partenaires et moi-même n’étions pas assez chargés avec nos scaphandres, nous portons chacun deux bouteilles de secours, de 7 litres, en carbone, en cas de panne électronique. Grâce à elles, nous disposons de 4 200 litres de gaz supplémentaires. De quoi respirer dix à quinze minutes de plus s’il y a une panne. Je plonge à grande profondeur depuis dix ans et je n’ai jamais eu besoin de m’en servir. Mais je n’ai jamais osé m’en délester. A bord, tout est solidement amarré. Le passage des vagues est très délicat. Ici, chaque année, plusieurs bateaux chavirent. C’est le départ, trois milles à parcourir...
Long, même avec un GPS Nous sommes sur zone, au large, vingt minutes plus tard, mais pas question de se mettre à l’eau avant d’être correctement positionné et d’avoir calculé la dérive pendant la descente. C’est long, même avec un GPS et un sondeur. Parfois plus d’une heure. A 100 mètres au-dessous de la surface s’étend une plaine de sable, cisaillée par un canyon gigantesque qui descend à 500 mètres de profondeur. Nous cherchons un point précis. Je ne suis jamais sûr de l’avoir parfaitement repéré. Une erreur de calcul et le courant, très fort, peut nous emporter loin du canyon. Avec le doute chevillé à l’esprit et le ventre noué, il faut y aller. Aujourd’hui, la houle est forte... Dernières vérifications et nous basculons dans l’eau. Etrangement, l’angoisse se dissipe dans l’action.
La descente est violente, à la verticale autant que faire se peut, et le plus rapidement possible. Par chance, mes oreilles s’équilibrent bien et, en une minute seulement, j’atteins 50 mètres de profondeur. Là, en pleine eau, arrivé à ce point, je ralentis ; je vérifie que mes compagnons sont autour de moi. Puis je choisis le cap à suivre à l’aide d’une boussole. Comme chaque jour, l’atterrissage m’obsède. Si nous le ratons, l’exploration du jour est annulée. Impossible de tenter une autre plongée le jour même. Soixante mètres... Soixante-dix mètres... Je maintiens ma vitesse et mon axe de descente. Quatre-vingts mètres... Quatre-vingt-dix mètres... Ça y est ! Je distingue le bord du canyon, le contraste entre la roche verticale et la plaine de sable blanc. Cent mètres... Le haut du tombant.
Je vois les gorgones et le corail noir, les poissons-ananas, les poissons-barbiers à pois mauves et le poisson-savon à lignes d’or. Ce sont autant d’indices : je viens de dépasser les 100 mètres ; je pénètre dans l’univers biologique aphotique, la zone crépusculaire où parvient moins de 1 % de la lumière du soleil. Seulement 100 mètres de profondeur et c’est une autre planète. L’eau est mille fois plus dense que l’air. Nous subissons une pression de 12 kilos par centimètre carré. Pourtant, la descente a pris moins de quatre minutes. D’un coup de palmes, j’ai la sensation de franchir une porte spatio-temporelle digne d’un roman de science-fiction. Cent mètres, ma « Stargate » ! Et derrière cette porte, depuis soixante-cinq millions d’années, vit un animal. A mes yeux, beaucoup plus qu’un animal. Un mythe, mon rêve !
Cent dix mètres... Devant moi, la paroi rocheuse, percée de grottes à l’horizontale. Nous les éclairons toutes, les unes après les autres. Le chronomètre tourne. J’accumule des souvenirs pour l’éternité, mais chaque minute compte. Aujourd’hui, la chance nous sourit. Je le vois ! Le cœlacanthe... Il est là, impassible, posté à l’entrée d’une grotte. Ses nageoires pédonculées sont toutes en action. Il est imposant, près de 2 mètres. Je vois nettement les courtes épines blanches qui recouvrent les rayons bleus de sa nageoire dorsale. Avec lenteur et prudence, je me dirige vers lui. C’est un dinosaure vivant que j’approche. L’émotion est forte. J’attends cet instant depuis... depuis toujours ! Depuis que j’ai mis la tête sous l’eau, que je me berce de récits sur les merveilles sous-marines. Depuis l’enfance. Je voulais regarder le cœlacanthe dans les yeux. J’ai attendu, espéré, travaillé. C’est maintenant...
L'émotion me gagne Alors, oui, l’émotion me gagne, mais je sais que je ne dois pas me laisser envahir par elle. Il faut rester concentré. J’ai l’habitude d’affirmer que nous, êtres humains, surpasserons toujours les robots partout où nous serons capables d’aller physiquement. Je ne veux pas faire d’erreur. J’ai peur de lui faire peur. Je garde mes distances. Personne ne sait comment le cœlacanthe réagit devant un plongeur. Jamais auparavant un photographe naturaliste ne s’était trouvé face à lui. Il vient de tourner la tête vers moi. Il nous a vus. Il ne s’enfuit pas, ne se réfugie pas au fond de sa grotte. Curieux ? Indifférent ? Je ne cède pas à la tentation de l’anthropomorphisme.
J’ai l’impression que le cœlacanthe se comporte naturellement. Je le rêvais ainsi : intact et sauvage. Soudain, il se met en mouvement et quitte sa grotte. Il pourrait s’enfoncer dans le canyon, disparaître dans les ténèbres... Mais non, il monte le long de la paroi. Il se déplace lentement et semble n’utiliser que sa nageoire anale et sa deuxième dorsale, qui tournent comme des hélices au ralenti. Je le suis et je peux observer, pendant qu’il se meut, le chevauchement délicat de ses énormes écailles primitives recouvertes de minces épines. Je distingue aussi les plaques osseuses de son crâne, le spiracle à l’extrémité de ses grands opercules, les petites dents coniques qui débordent de ses mâchoires charnues, et sur le museau, les trous profonds de son système de sensibilité aux champs électriques...
Je suis en train de nager avec le plus vieux poisson du monde, dans son habitat naturel. Personne avant nous ne l’avait fait. Alors que je voudrais exulter, me laisser griser, j’essaie de maîtriser mon enthousiasme et j’observe... j’observe... Pendant trente et une minutes exactement. Jusqu’au moment où le cœlacanthe regagne le canyon, plonge vers les profondeurs impénétrables, juste sous mes palmes. L’espace d’une seconde, nous avons tous les quatre le même désir de le suivre. Une pulsion saisissante, effrayante, suicidaire.
Le moment est venu de payer l’addition du bonheur. Le privilège de côtoyer le cœlacanthe coûte cher. La décompression sera longue : deux cent vingt minutes avant de respirer à l’air libre. En comptant le temps passé au fond, nous sortirons de l’eau cinq heures après y être entrés. Nous larguons nos parachutes gonflés de quelques litres de gaz. Nous sommes reliés à eux par un filin enroulé sur un moulinet. Grâce à eux, à la surface, nos équipiers sur le bateau nous localisent.
Nous remontons. Et plus nous remontons, plus nous ralentissons. Les paliers de décompression sont de plus en plus longs à mesure que nous nous rapprochons de l’air libre. La moitié de la plongée se déroulera entre 12 mètres et la surface. Mais, dès que nous atteignons 40 mètres, un nouveau plongeur se jette à l’eau et nous rejoint. Il récupère un peu de matériel pour nous délester. Surtout, il nous ravitaille en boisson et nourriture. A force de pratiquer ce genre de plongée, l’amélioration du confort est devenue une préoccupation. Nous avons mis au point une poche souple de 2 litres pleine d’eau minérale ou de thé glacé, et une seringue de pâte à tartiner chocolatée. J’ai même équipé mon iPhone d’un caisson étanche et je l’ai relié à un casque audio subaquatique. Je peux écouter de la musique et regarder des films. Le temps passe plus vite dans ce grand bleu presque désertique où nous dérivons pendant des heures et sur 8 kilomètres, suspendus aux filins de nos parachutes.
Le poids de nos scaphandres Mais aujourd’hui, pas question de rêvasser devant un écran. Un requin à aileron blanc nous tourne autour. Il est jeune, mesure moins de 2 mètres et semble très énervé. Sans doute à cause des deux énormes hameçons qui, plantés dans sa gueule, lui blessent la mâchoire. D’épais fils de Nylon y sont attachés et lui entaillent les nageoires. Ce requin nous harcèle pendant une heure et demie. A trois reprises, il s’approche de moi, une fois avec beaucoup d’agressivité. Je suis contraint de lui flanquer un grand coup de moulinet sur le pif pour le mettre en fuite. D’aussi loin qu’il m’en souvienne, c’est la première fois qu’un requin vient au contact sans avoir été auparavant excité par un appât. Heureusement, les autres visiteurs sont plus amicaux. Des macroplanctons déambulent avec nous. Des organismes plus ou moins transparents, iridescents, clignotants, fluorescents. Il s’agit parfois de centaines de poissons juvéniles. Ils voient en nous des refuges en pleine mer, des cachettes pratiques.
Le poids de nos scaphandres commence à nous faire souffrir. La houle nous secoue assez pour que nous nous plaignions de douleurs aux lombaires en sortant de l’eau. Mais une fois à bord, les visages sont détendus. Beaucoup de fatigue mais une intense satisfaction. Epuisés et heureux ! Après ce long temps de silence, les langues se délient. Chacun a son histoire du cœlacanthe. Nous venons d’émerger, et pourtant la rencontre est déjà « vieille » de quatre heures ! La sensation de revenir d’une autre planète se renforce encore.
En quelques minutes, nous rejoignons la plage. La journée est loin d’être terminée. Il faut décharger le matériel, le déposer dans le pick-up, atteler le pneumatique... Et retour au camp, dans un nuage de poussière effarant... Cette journée a été suivie de nombreuses autres. La chance n’a pas toujours été au rendez-vous au cours des trente jours qu’a duré l’expédition. Souvent, le cœlacanthe n’était pas là. Parfois, un incident est survenu, problème de santé ou incident matériel, et la plongée a dû être annulée. Ces jours-là, notre enthousiasme en a pris un coup. C’est dur à supporter quand on a passé des heures et des heures à tout préparer pour quelques dizaines de minutes passées au fond et que ça rate ! Les plongées profondes sont inoubliables, mais c’est une discipline ingrate.
En rédigeant ce journal de bord, en revivant cette aventure unique du face-à-face avec le cœlacanthe, en me souvenant de mon émotion avec un brin d’impudeur, je me rends compte que j’ai passé quatre-vingt-une minutes auprès du poisson dinosaure. C’était inespéré quand nous avons projeté cette expédition, et c’est dérisoire. Le cœlacanthe a tant à nous apprendre ! Si peu de temps en sa compagnie, c’est insuffisant... Mais je ne suis pas bien sûr d’en être revenu. J’ai l’impression d’être encore là-bas, devant la grotte de cet animal ahurissant, mon rêve incarné. Difficile de prendre du recul. Je ne sais pas si je le souhaite pour l’instant. Je préfère garder en moi cette étrange impression : en compagnie d’une légende vivante, je vole au-dessus des abysses... Je vole, moi qui ne sais que couler !"
source : Laurent Ballesta
_________________ Dernière édition par nirfosca le Ven Décembre 21, 2012 15:61, édité 666 fois.
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