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«J’ai voulu redonner une mémoire à la tuerie de Cuers», Bruno Masi revient sur cette fusillade tombée dans l'oubli
INTERVIEW Hors attentats, cette tuerie dans un village du Haut-Var est la plus importante après celle d’Utoya en Norvège, rappelle l’auteur
Propos recueillis par Caroline Delabroy
Publié le 06/02/20 à 16h50 — Mis à jour le 06/02/20 à 16h50
Paru chez Lattès, 8 kilomètres de Bruno Masi revient sur la tuerie de Cuers en 1995, lorsqu’un adolescent de 16 ans a tiré à vue dans le village avant de se suicider.
L’auteur apporte un récit à ce drame tombé dans l’oubli, et plus généralement tente de comprendre pourquoi certains faits divers passent à la postérité, et d’autres non.
Onze heures et huit kilomètres : c’est le temps et la distance qu’il a fallu à Eric Borel, un adolescent de 16 ans, pour tuer trois membres de sa famille à Solliès-Pont, puis douze personnes à Cuers. Avant de finalement se donner la mort, ce dimanche 24 septembre 1995. Hors attentats, cette fusillade survenue dans ce village du Haut-Var, situé à une trentaine de kilomètres de Toulon, est la tuerie de masse la plus meurtrière en Europe, après Utoya en Norvège. Pourtant, qui s’en souvient aujourd’hui ? Même le village de Cuers n’a une plaque commémorative que depuis 2009. Avec 8 kilomètres, une enquête sur les terres rouges du Var, qui se lit comme un polar, le journaliste et écrivain Bruno Masi interpelle : pourquoi certains faits divers nous marquent-ils plus que d’autres ?
Avec ce livre, 8 kilomètres, souhaitiez-vous redonner une mémoire à la tuerie de Cuers ?
C’était l’intention de départ. Je voulais arriver à comprendre pourquoi cette tuerie avait disparu des mémoires, y compris des personnes de la région. Pourquoi certains événements entrent dans la mémoire collective, la percutent, quand d’autres, tout aussi tragiques, sont absorbés par l’amnésie ? Moi, je n’ai jamais oublié. J’avais 20 ans lors de la tuerie de Cuers, j’habitais aussi la région. Lui, avait 16 ans. Deux jeunesses, deux trajectoires. Qu’est ce qui s’est produit pour faire ça ? J’ai essayé de comprendre.
Vous refaites l’enquête. Vous avez le sentiment que la thèse du coup de folie a trop vite été privilégiée ?
On a dit que c’était un coup de folie. C’était partiel. Comment un coup de folie dure onze heures et 8 kilomètres ? Les trois premières personnes qu’Eric Borel tue (sa mère, son beau-père et son demi-frère de 11 ans), ce sont des assassinats. Il les avait annoncés. Quand il tue sa famille, il n’est à mon sens pas en état de folie. Les choses changent avec Alan, qu’il considère comme son meilleur ami : c’est avec lui qu’il veut fuguer. Quand il le tue, il est alors gagné par la folie. Il tire sur toutes les personnes qu’il croise dans le village. Le traitement médiatique de l’époque a été partiel. Ce travail d’analyse à froid n’avait pas été fait.
Pourquoi cette tuerie de masse est-elle passée dans l’oubli selon vous ?
Plusieurs critères doivent être réunis pour qu’un événement entre dans la mémoire collective. Il doit être partagé par une communauté humaine assez homogène, comme cela a par exemple été le cas au Bataclan, ou la population d’un lycée pour Colombine. A Cuers, le seul dénominateur commun entre les victimes est d’avoir été là, à un moment donné. Le second critère est que l’Etat, les autorités s’emparent de l’événement et en font un grand récit. Cela n’a pas été fait à l’époque. Aucun représentant du gouvernement n’est venu à Cuers, ni le Premier ministre Alain Juppé, ni son ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré. Le troisième critère, c’est sa répétition. Si on se souvient de Colombine 20 ans après, c’est aussi que la tuerie de masse fait partie de la culture américaine. Il y en a 300 par an. En France, cela arrive heureusement très rarement.
Qui était Eric Borel ? Vous dites qu’aujourd’hui il serait un ado rivé à YouTube…
C’était avant tout une personne de profondément triste, née dans un contexte très violent. Un gamin qui arrive dans une famille qui ne le veut pas. Cela ne pardonne rien. Mais ce n’est pas du tout le garçon dérangé tel qu’on l’a dessiné. Pour Elisa Jadot, une journaliste qui a couvert de nombreux faits divers, cette affaire, c’était un puits noir de tristesse. Le gamin a été plongé dans un puits de tristesse. Quand il tue, c’est son suicide qu’il organise.
Vous faites aussi le lien avec l’élection, un mois plus tôt, du Front national à Toulon, et avec le meurtre de Yann Piat….
Je crois à la contamination des événements. Cela ne veut pas dire que le Front national est responsable de la tuerie. Je crois que ça libère des forces de violence dans la région. Cela déverrouille des liens intellectuels qui rendent possible l’expression de la violence. Eric Borel grandit dans une famille de nationalistes et dans une région marquée par les assassinats politiques, la mafia, le banditisme. Ce n’est pas anodin que cette tuerie se produise dans cette région. Ce livre, c’est aussi un regard sur la violence.
https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/2709955-20200206-voulu-redonner-memoire-tuerie-cuers-bruno-masi-revient-fusillade-tombee-oubliIl y a pas longtemps, j'étais tombée sur une interview de ce journaliste, rappelant ce fait divers.... et je me suis dit "ah mais oui". Bon, j'avais 12 ans en 1995, donc peut-être que j'étais moins préoccupée par l'actualité et les faits divers à l'époque, mais ça me rappelait vaguement quelque chose...
Et je trouve que les questions qu'il pose dans son bouquin sont très intéressantes, surtout à une époque où le moindre événement est monté en épingle... qu'on ait oublié la mort tragique de 12 personnes, ça semble presque surréaliste...