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Rationner internet : « Nous avons besoin d’être protégés contre nous-mêmes »
Yves Marry, auteur de « Numérique, on arrête tout et on réfléchit ! » est favorable à la proposition de Najat Vallaud-Belkacem, qui veut limiter l’usage d’internet. Il estime que cela nécessiterait une prise de conscience générale.
Yves Marry est cofondateur et délégué général de l’association Lève les yeux, qui promeut la déconnexion et milite pour la « reconquête de l’attention ». Il a coécrit avec Florent Souillot La Guerre de l’attention — Comment ne pas la perdre (L’échappée, 2022). Il vient de publier Numérique, on arrête tout et on réfléchit !, aux éditions Rue de l’échiquier.
Reporterre — Dans une tribune parue dans « Le Figaro » le 18 mars, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem propose de rationner internet, en accordant un nombre limité de gigas à utiliser. Internet contribue, rappelle-t-elle, à la pollution numérique et au changement climatique [1]. Que pensez-vous de cette proposition ?
Du bien. Internet est un moteur puissant de notre dépendance aux écrans. Le rationner est une idée qui n’avait, jusqu’à présent, pas vraiment été mise en avant dans le débat public. Je suis très heureux qu’elle vienne, en plus, d’une personnalité politique qui a exercé des responsabilités au plus haut niveau.
Elle peut sembler paradoxale, quand on sait que Najat Vallaud-Belkacem a prôné la numérisation de l’école au temps où elle était ministre de l’Éducation, notamment en scellant un partenariat entre l’Éducation nationale et Microsoft, en 2015…
Oui, tout à fait. Mais tant mieux si elle a changé d’avis depuis. Je vois ça comme le signe très positif d’une évolution des mentalités.
Passer par le rationnement, n’est-ce pas trop autoritaire ?
Évidemment, il faudrait que ce soit décidé dans un cadre démocratique. La décision ne peut pas venir d’en haut, sans quoi elle pourrait provoquer du rejet. Mais le fait que la puissance publique organise une limitation de l’accès aux écrans et à Internet me semble, sur le principe, très intéressant. C’est même, a priori, la seule manière d’être à la hauteur du problème. Nous avons en quelque sorte besoin d’être protégés contre nous-mêmes dans notre rapport aux écrans, étant donné qu’il y a une dimension très addictive, encouragée par des ingénieurs qui disposent de techniques de captation de notre attention bien supérieures à notre capacité de résistance individuelle.
« Les plus jeunes sont conscients que leur attachement à TikTok est toxique »
La société serait-elle vraiment prête, aujourd’hui, à accepter une telle mesure ?
Le débat serait en tout cas intéressant. Avec l’association Lève les yeux, quand on parle avec les plus jeunes de l’application TikTok, ils nous disent souvent qu’ils seraient prêts à payer cher pour la conserver, parce qu’ils y sont très attachés. Et ils expliquent en même temps être prêts à payer pour qu’elle soit interdite à l’échelle mondiale, ou pour que personne ne l’ait autour d’eux. Ils ont conscience que leur attachement à cette application est toxique, et demandent en quelque sorte à ce qu’on les aide à s’en libérer. C’est toute l’ambivalence de l’addiction : elle nous procure du plaisir à court terme, mais on sait, au fond de nous, qu’elle nous fait du mal.
« L’enfermement dans le numérique contribue au mal-être »
Ce genre de proposition ne risque-t-il pas de renforcer le cliché selon lequel l’écologie équivaudrait à une privation de liberté ?
Effectivement, l’un des défis majeurs pour l’écologie politique aujourd’hui, c’est de se sortir de cette image punitive dans laquelle ses adversaires — ceux qui veulent accélérer le développement industriel à l’infini dans un monde aux ressources finies — veulent l’enfermer. La sobriété, selon eux, serait de la souffrance.
Je pense que c’est l’exact inverse. Arrêter de regarder des séries tous les soirs, c’est le contraire de la tristesse. Si on se remettait à faire des jeux de société en famille, à lire, à avoir des discussions, si on se mettait à débattre dans des clubs de discussion, des cafés, des bars, plutôt que sur Twitter, notre joie et notre bien-être seraient bien supérieurs. Les études montrent très clairement que l’enfermement dans le numérique contribue au mal-être. L’hyperconsommation numérique ne rend personne heureux.
« Retrouver le sens des limites est vital »
Le terme de « rationnement » a une connotation péjorative, mais retrouver le sens des limites est vital. L’accélération et l’aliénation provoquées par la technologie numérique nous empêchent d’entrer en résonance avec le monde. Aller vers davantage de déconnexion, c’est aller vers davantage de joie.
La proposition de Najat Vallaud-Belkacem a provoqué un véritable tollé. Qu’est-ce que cela révèle, selon vous, de notre rapport au numérique ?
Je n’ai pas vu le détail de toutes ces réactions, mais je ne suis pas du tout surpris. Günther Anders [philosophe et pionnier du mouvement antinucléaire] a déjà démontré il y a bien longtemps que nous avons une fascination collective pour la technologie. Dans son livre L’obsolescence de l’homme [publié en 1956], il montre que l’humain se sent faible face à ces technologies, qu’il est fasciné. On appuie sur un bouton, il se passe quelque chose que l’on ne comprend pas, ça provoque une sensation de magie. Et comme nous avons besoin d’idoles et ne croyons pas trop en Dieu, des formes d’adoration se sont développées. Elles sont aveuglantes, au sens où elles nous empêchent de vraiment réfléchir à ce sujet.
La plupart des adultes consomment énormément internet. Les mettre face à cette réalité les bouscule. Ça touche à l’émotionnel. Et en parallèle, des lobbies jouent à plein la stratégie du doute.
« On voit des parents complètement absorbés par leur smartphone imaginer que des enfants de 6 ans vont réussir à prendre le contrôle sur des applications addictives », remarque Yves Marry. Pexels / Yan Krukau
Et puis, l’idée perdure dans le débat public que la technologie numérique est neutre, que tout dépend de ce que l’on en fait. Un peu comme un couteau, qui peut éplucher ou tuer. On a l’impression qu’en apprenant à bien l’utiliser, tout irait pour le mieux. On voit des parents complètement absorbés par leur smartphone imaginer que des enfants de 6 ans vont réussir à prendre le contrôle sur des applications addictives. C’est d’une naïveté assez surprenante. J’aime beaucoup cette réflexion de Bernard Charbonneau [penseur et pionnier de l’écologie] : ce que nous prenons pour la neutralité de la technique, ce n’est que notre neutralité envers elle.
Y a-t-il des alternatives au rationnement pour limiter notre dépendance au numérique ?
Il doit s’accompagner d’une forme de désescalade technologique plus générale. Arrêter de distribuer des tablettes et des écrans à l’école, promouvoir le droit à la non-connexion administrative [par exemple, ne pas être obligé d’avoir un compte en ligne pour payer ses impôts], encourager le droit à la déconnexion dans les entreprises, interdire les smartphones avant 15 ans, former les professionnels de santé sur ces questions… Beaucoup de choses pourraient être faites, si la puissance publique s’en donnait les moyens.
D’ici 2050, les émissions liées au numérique pourraient tripler en France. Chaque jour, davantage d’usages sont numérisés : consulter le menu d’un restaurant, s’informer, écouter de la musique… Est-il encore seulement possible de résister à cette lame de fond ?
Quand j’entends quelqu’un comme Najat Vallaud-Belkacem s’exprimer sur le sujet, ça me donne un peu d’espoir. Le président de la République a également consacré cinq minutes de ses vœux à la question de l’impact des écrans sur les enfants. Le sujet monte à l’agenda et commence à être un peu plus débattu. Il y a des raisons d’espérer.
https://reporterre.net/Rationner-internet-Nous-avons-besoin-d-etre-proteges-contre-nous-memesUn autre article, d'un angle plus militant, sur le sujet...
Après, là où je m'interroge, c'est que c'est clair qu'il y a, et rapidement, des soucis d'addictions... surtout chez les plus jeunes. On ne peut pas le nier, on a tous été témoins, dans son entourage plus ou moins proche, d'un gosse totalement rendu totalement insupportable parce qu'il voulait être devant un jeu/dessin animé plutôt qu'être en société etc...
Donc effectivement, se poser la question, par exemple, du numérique à l'école et comment éviter ses formes d'addiction, ça me parait pas une mauvaise idée.
Après, on est d'accord : c'est plus sur la place de la technologie/du numérique dans nos vies et dans tous leurs aspects (encore une fois, aujourd'hui, il est quasi impossible de faire la moindre démarche administrative sans passer par internet, partout c'est des répondeurs anonymes et pouvoir avoir un contact avec une vraie personne c'est compliqué. Parce qu'évidemment, rien dans l'administration et autres, le but est de se débarrasser le plus possible de l'humain...) qu'il faut interroger, qu'un rationnement/censure bête et méchante.