Citer:
Débat : La spiritualité peut-elle venir au secours de la crise ?
16 juillet 2020, 19:24 CEST
Auteurs
Antoine Arjakovsky
Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des Bernardins
Jean-Baptiste Arnaud
Docteur en théologie, Collège des Bernardins
Depuis plusieurs années de nombreux penseurs venant de différents horizons disciplinaires, professionnels, religieux ou nationaux, réfléchissent dans un esprit spirituel à des réformes nécessaires pour soigner la crise de la modernité, mais aussi de la postmodernité.
Beaucoup ont anticipé bien des phénomènes qui se déroulent aujourd’hui. On se limitera ici à présenter les propositions favorables à une transition spirituelle, et pas seulement économique ou écologique, émanant de milieux de différents horizons, de gauche comme de droite, environnementalistes, citoyens ou convivialistes.
Ces appels à des nouvelles façons de penser, mais aussi de se comporter de façon unie et plurielle, sociale et environnementale, responsable et solidaire sont des signes d’espérance. Voici trois exemples de réformes majeures qui pourraient enclencher un mouvement démocratique et vertueux vers un monde plus juste, plus intégré, plus fraternel.
Encourager la transition spirituelle des nations
On peut résumer la doctrine sociale des Églises chrétiennes en quelques mots : défense de la dignité et de l’intégrité des personnes ; appui à la famille comme cellule fondamentale de la vie sociale ; promotion de la démocratie participative et participation aux corps intermédiaires et aux institutions d’une société ; insertion de l’économie au service de la société et de l’environnement ; mise en équilibre du droit de propriété privée avec la protection des communs et la destination universelle des biens ; option préférentielle pour les pauvres et combat contre le sous-développement ; soutien des efforts de régulation et d’organisation universelle ; respect de la création et écologie intégrale.
La boussole de Kate Raworth met en œuvre ce respect des êtres humains et de la création en substituant une nouvelle boussole au PIB. Cette boussole permet de repérer les chemins vers « l’équilibre prospère » de la nouvelle économie à l’âge de l’anthropocène.
Elle propose une double série de critères, qui ne se limite pas, selon l’expression du patriarche orthodoxe Bartholomée « au fétichisme des indices économiques » par deux cercles concentriques.
Au niveau extérieur, elle mesure les excès de pression sur les systèmes sources de vie tels que l’acidification des océans, le changement climatique, l’appauvrissement de la couche d’ozone, la pollution chimique, la perte de biodiversité, etc. Au niveau intérieur, elle établit les nécessités de la vie dont personne ne devrait manquer, à savoir les niveaux d’éducation, de santé, de logement, de nourriture, de paix et de justice, etc.
La substitution de la boussole du développement harmonieux au PIB, le passage d’une économie classique à une économie intégrale n’est que le premier pas vers une transition plus globale des nations du monde qu’on souhaiterait spirituelle, c’est-à-dire paisible, participative et solidaire. La société française va être appelée à faire prochainement des choix stratégiques importants, notamment par le truchement des élections présidentielles de 2022.
Il sera indispensable d’organiser comme le suggèrent les Semaines sociales de France un grand débat sur le thème d’une « société à reconstruire » pour fixer les objectifs et les moyens d’y parvenir. Le débat pourrait porter par exemple sur la définition des besoins vitaux de la population et sur les moyens de lui garantir satisfaction.
On devra aussi probablement interroger la population sur le nombre raisonnable de kilomètres de transport en avion par an et par personne au-delà duquel une juste écotaxe pourrait être appliquée. Il faudra également débattre des moyens d’éduquer et de réguler les désirs les plus irrationnels et irresponsables des individus. Ceci suppose peut-être d’adopter une loi sur la publicité licite dans l’espace public ainsi que sur l’obsolescence programmée.
Il serait aussi profitable d’étudier avec attention la suggestion du pape François d’accorder un revenu décent à tous les travailleurs indépendants et d’organiser des débats et des consultations sur ce sujet. Le pape écrit :
« Vous les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, n’avez pas de salaire fixe pour résister à ce moment… et les quarantaines vous deviennent insupportables. Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez, un salaire capable de garantir et de faire de ce slogan, si humain et chrétien, une réalité : pas de travailleur sans droits. »
Nul doute également que, pour faciliter la transition spirituelle, de nouveaux mécanismes de financement doivent être conçus et mis en œuvre. L’économiste suisse Marc Chesney demande aux pays de l’OCDE d’interdire tout transfert en provenance ou à destination d’un paradis fiscal (il inclut parmi eux l’État du Delaware aux États-Unis, mais aussi le Luxembourg).
Il propose également un impôt minimal de 0,2 % sur tous les paiements électroniques, ce qui reste encore très faible selon lui en comparaison du taux de TVA. Pour donner une idée des flux qu’un tel impôt pourrait générer, l’exemple de la Suisse donné par Chesney est particulièrement intéressant.
« En 2013 les transactions électroniques atteignaient le montant pharaonique d’au moins 100 000 milliards de francs suisses, soit près de 160 fois le PIB du pays. Un impôt ne serait-ce que de 0,2 % sur chacun de ces transferts électroniques aurait rapporté 200 milliards de francs, c’est-à-dire un peu plus du tiers du PIB suisse. Ce montant est supérieur à la somme de tous les impôts perçus dans ce pays, à savoir environ 140 milliards de francs. »
Des formations pour stimuler de nouveaux comportements respectueux et fraternels
Le temps est venu en Europe de développer des programmes de recherche transdisciplinaires qui puissent favoriser l’évolution spirituelle des nations en intégrant les différents niveaux de conscience.
On pourrait imaginer des formations, au moyen notamment de MOOC en plusieurs langues, sur l’écologie intégrale, sur l’économie bleue ou encore sur le biomimétisme. La réflexion du pape François dans Laudato si, celle du patriarche Bartholomée, celle des 345 Églises réunies au sein du Conseil Œcuménique des Églises, mais aussi celle d’entrepreneurs ou d’universitaires venant de différents horizons nationaux et religieux pourrait ainsi être enseignée et étudiée au-delà des cercles religieux.
Selon le pape François, « quand on propose une vision de la nature uniquement comme objet de profit et d’intérêt cela a aussi de sérieuses conséquences sur la société ». (Laudato si, n°82)
C’est pourquoi la crise des démocraties modernes, qui ont perdu les chemins secrets unissant les idéaux « d’harmonie, de justice, de fraternité et de paix », est liée à la perte de la philo-sophie authentique qui consiste à considérer l’homme comme un microcosme et le monde comme un buisson ardent pénétré par la lumière divine.
Pour contrer le mythe moderne de l’autonomie radicale de l’homme à l’origine de ces conséquences désastreuses, le pape François propose une anthropologie plus équilibrée et plus intégrée. « On ne peut pas exiger de l’être humain, écrit-il, un engagement respectueux envers le monde si on ne reconnaît pas et ne valorise pas en même temps ses capacités particulières de connaissance, de volonté, de liberté et de responsabilité ». (LS, n°118)
Ces leaders religieux, mais aussi ces entrepreneurs et ces universitaires de différentes nationalités et de différentes confessions contribuent de la sorte à une « révolution du regard ». Celle-ci doit encore être accompagnée d’un apprentissage de la sobriété et de la fraternité, d’une éducation à la liberté et au service, qui seules permettront l’avènement d’une authentique économie de communion.
https://theconversation.com/debat-la-spiritualite-peut-elle-venir-au-secours-de-la-crise-141384Citer:
Débat : Comment la spiritualité peut nous aider à penser la crise
8 juillet 2020, 23:45 CEST
Auteurs
Antoine Arjakovsky
Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des Bernardins
Jean-Baptiste Arnaud
Docteur en théologie, Collège des Bernardins
Dans les cercles au pouvoir, la tentation est grande de répondre aux urgences de la crise actuelle en s’appuyant sur les paradigmes anciens. Déjà le Commissariat général à la Stratégie et à la Prospective (CGSP), a publié en avril 2020 une note « Pour un après soutenable » qui, tout en faisant un appel urgent à des contributions, s’est déjà fortement positionnée sur la base d’une conception post-moderne, c’est-à-dire « non englobante », du monde.
Un changement d’épistémologie
Il ne s’agit pas de nier tout l’intérêt d’une pensée qui a eu le mérite de montrer les limites de la rationalité moderne et qui a cherché à intégrer la notion d’incertitude dans ses conceptions interprétatives. Mais on peut s’interroger sur le fait que la consultation n’ait pas été plus représentative des courants de pensée existant en France et dans le monde.
À un moment où il est question de remodeler dans un sens plus juste la mondialisation, la vision du polyèdre du pape François, cette figure géométrique qui permet de penser à la fois l’unité du monde et la diversité des identités, pourrait apporter beaucoup à la réflexion.
Son encyclique Laudato si, qui porte sur la protection de la « maison commune » dans un esprit de justice sociale, a rayonné bien au-delà des 2 milliards de chrétiens.
La conscience spirituelle qui émane de ce texte signale l’avènement d’une pensée plus ample (« Tout est lié ») fondée sur des observations concrètes et précises. C’est pourquoi elle dispose de recommandations très pratiques. Elle révèle surtout que l’évolution de la doctrine sociale de l’Église catholique s’est opérée selon une logique œcuménique que l’on retrouve également en France et chez un grand nombre de leaders religieux de la planète.
À lire aussi : De la nécessaire évolution de la conscience pour faire face à la crise mondiale
Il est vrai que ce texte parle aussi de Dieu, le grand tabou de l’épistémologie moderne et le grand absent de l’épistémologie post-moderne. Pourtant, comme le savent la plupart des penseurs de la complexité, la conscience fonctionne selon différents niveaux qui sont structurés de façon intégratrice.
C’est la raison pour laquelle un certain nombre de personnalités telles que Edgar Morin ou Nicolas Hulot ont salué sans crainte cette encyclique. Ajoutons que la notion même d’un Dieu comprise comme une réalité personnelle, s’auto-révélant selon différentes consciences de soi et capable d’aimer au-delà de soi-même est une réalité à la fois transcendante et immanente, divine et humaine.
Dieu n’est donc ni violent malgré ce que croient les penseurs modernes ni inexistant comme le disent les penseurs post-modernes. Il est source de sens et de salut. L’exercice de discernement que fait le pape François, à l’écoute des évènements du monde et de la Parole de Dieu, atteste du caractère universel de la révélation judéo-chrétienne, source de liberté pour tout homme, croyant ou non, en qui peut être reconnue une dimension spirituelle.
Epistémologies classique, moderne, post-moderne et spirituelle
La vision qu’on peut avoir de l’économie n’a rien de neutre. Elle révèle une conscience classique si on s’appuie sur les thèses d’Adam Smith, moderne si on se situe en continuation de la pensée de John Maynard Keynes, post-moderne si on se dit l’héritier de Milton Friedman, spirituelle si on adhère notamment aux idées de Kate Raworth. Ceci suppose qu’on dispose d’une connaissance approfondie des horizons de sens portés par ailleurs par la pensée de Kepler, de Newton, de Heisenberg et de Nicolescu, ou par la créativité de Rembrandt, Matisse, Kandinsky et Chagall.
Michel Foucault était conscient de cette nécessité. En 1966 il fit le récit dans Les Mots et les Choses du passage au XVIIe siècle de l’épistémologie symbolique à l’épistémologie conceptuelle. Il fut en mesure de le faire car lui-même avait pris distance à l’égard de la pensée kantienne et commençait à élaborer un troisième type d’épistémologie, une archéologie du savoir post-moderne fondée sur les notions de finitude, de rupture, de différence et d’incertitude. La conscience moderne, pour lui, présentait l’immense faiblesse de reposer sur la notion de continuité et donc de tradition figée.
Cette épistémologie « archéologique » de Michel Foucault a elle-même été contestée depuis une trentaine d’années par une nouvelle représentation du monde que l’on qualifie de spirituelle dans la mesure où celle-ci vise à réconcilier l’intelligence du monde, de l’humanité et de la divinité.
Cette épistémologie est centrée sur la conscience et cherche à associer les différentes cristallisations de la conscience classique, moderne, post-moderne et spirituelle. Le paradigme spirituel peut aussi être qualifié de « pluriversel » selon l’expression de l’anthropologue Alain Caillé, l’un des rédacteurs du Manifeste du convivialisme. Ce terme de pluriversalisme permet pour lui « de critiquer tous les relativismes communautaristes au nom de l’exigence d’une certaine universalité, et, réciproquement, de critiquer tous les universalismes abstraits au nom de leur fermeture à l’altérité et à la pluralité des voies de l’universel ».
La nouvelle épistémologie transdisciplinaire et synthétique reconnaît la personne humaine dans toutes ses dimensions et relations. Elle est à la fois traditionnelle en ce qu’elle identifie une raison créatrice supérieure à l’intelligence humaine et aussi nouvelle car elle représente un bouleversement par rapport à la conscience moderne.
Tandis que cette dernière avait chassé la personne humaine de toute position de centralité dans le champ du savoir, on constate aujourd’hui que des théories nouvelles, en physique ou en biologie font de la personne humaine le cœur même de la conscience de l’univers et de l’histoire.
Une synthèse intégratrice
En définitive, la conscience spirituelle propose une nouvelle conception d’un universel qui soit en même temps commun et personnel, qui soit relié à une histoire ne s’arrêtant pas à 1789 tout en étant ouvert aux appels de l’avenir, qui embrasse les niveaux de conscience classique, moderne et post-moderne et qui permette la libre expression des personnes et des communautés auxquelles ils sont attachés (familiale, associative, nationale, européenne, internationale).
Elle souhaite l’émancipation des individus comme les Modernes, mais elle leur rappelle que la liberté n’est pas seulement une capacité de choisir, elle est aussi un appel à servir le bien commun y compris par des comportements tels que la sobriété. Elle est donc personnaliste. La liberté ne s’arrête pas là où commence celle des autres. L’homme s’autolimite parce que sa conscience lui indique ses responsabilités.
Cette conscience spirituelle intègre aussi le sentiment d’incertitude des post-modernes. Mais si cette attitude critique à l’égard du rationalisme et du scientisme peut être justifiée, elle ne doit pas pour autant remettre en question la possibilité de la foi qui dispose quant à elle, comme l’écrit Jean‑Marc Ferry dans La raison et la foi, de ressources supérieures à la seule rationalité conceptuelle.
Les Églises et les principales traditions religieuses l’ont-elles aussi compris en s’engageant résolument au sein du mouvement œcuménique depuis plus d’un siècle.
Les experts contemporains réunis par France Stratégie qui invoquent avec raison un « devoir d’imagination » pourraient bénéficier des apports de la nouvelle épistémologie spirituelle. D’autant qu’ils font preuve d’ouverture et de désir sincère de trouver des voies efficaces vers le bien commun. Si gouverner c’est choisir, l’État aura tout intérêt à bénéficier, à l’heure des choix douloureux, des ressources morales de la conscience spirituelle.
https://theconversation.com/debat-comment-la-spiritualite-peut-nous-aider-a-penser-la-crise-141382Citer:
De la nécessaire évolution de la conscience pour faire face à la crise mondiale
30 juin 2020, 20:53 CEST
Auteurs
Antoine Arjakovsky
Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des Bernardins
Jean-Baptiste Arnaud
Docteur en théologie, Collège des Bernardins
Déclaration d’intérêts
Antoine Arjakovsky travaille pour le Collège des Bernardins
L’expansion rapide et incontrôlée, mais aussi extrêmement médiatisée, de la pandémie du Covid-19, dont le taux de létalité est pourtant faible, a fait ressortir l’angoisse de la mort et ébranlé l’illusion de sociétés industrialisées, individualistes et vieillissantes, qui se croyaient inébranlables, voire immortelles. Aucun individu sur la planète ne peut se sentir à l’abri d’un risque de contamination.
Cette crise met à jour les limites d’un modèle de développement, celui de la globalisation du capitalisme libéral. Selon l’économiste Thomas Piketty, la crise du Covid-19 est « l’arbre qui cache la forêt » d’une globalisation non respectueuse de la création, injuste et hypnotisée par l’indice du produit intérieur brut.
En 2019, le 29 juillet fut le jour où les économies du monde ont dépassé le niveau annuel des ressources renouvelables de la planète. En 1979 le jour de dépassement se situait au 1ᵉʳ novembre.
Aveuglement de la rationalité moderne
Le pape François le rappelait en s’adressant au monde entier depuis la place Saint-Pierre vide le 27 mars 2020 :
« La tempête révèle toutes les intentions d’"emballer" et d’oublier ce qui a nourri l’âme de nos peuples, toutes ces tentatives d’anesthésier avec des habitudes apparemment “salvatrices”, incapables de faire appel à nos racines et d’évoquer la mémoire de nos anciens, en nous privant ainsi de l’immunité nécessaire pour affronter l’adversité. »
Le pape François le 27 mars 2020. Yara Nardi/AFP
De fait, la crise née de la pandémie du Covid-19 révèle tout à la fois l’effondrement du paradigme scientiste de la modernité et de sa contestation relativiste post-moderne. En 1992, 99 prix Nobel avec 1 400 autres scientifiques ont lancé « un appel à l’Humanité » pour demander aux pouvoirs publics d’agir au plus vite pour protéger l’environnement. Le 13 novembre 2017 a été publié un deuxième avertissement à l’humanité. Cette fois, ce sont plus de 15 300 scientifiques de renom qui signèrent cette déclaration :
« Depuis 1992, à l’exception de la stabilisation de la couche d’ozone stratosphérique, l’humanité n’a pas réussi à faire des progrès suffisants dans la résolution générale de ces défis environnementaux prévus et, de façon alarmante, la plupart d’entre eux deviennent bien pires. »
Malgré l’engagement de nombreuses ONG et d’une partie significative de la jeunesse en faveur d’un changement de comportement, aucune décision majeure contraignante n’a été prise par les institutions internationales.
La crispation de la conscience économique contemporaine est structurelle. Elle est le résultat d’un aveuglement de la rationalité moderne, mais aussi de la conscience post-moderne, à l’égard de leurs propres fondations.
Comme l’a montré Charles Taylor, la pensée moderne se caractérise par une vision déiste du monde. À la différence de la conception classique qui voyait « Dieu présent partout mais visible nulle part », les Lumières étaient prêtes à reconnaître l’existence d’un Être suprême dès lors que celui-ci ne jouait plus aucun rôle dans l’espace-temps séculier.
Cette approche moderne attribuait à l’État les attributs de toute puissance qui revenaient autrefois au Créateur. La succession tragique des deux guerres mondiales a engendré une conscience post-moderne qui remit en cause au XXe siècle une telle vision du monde.
Dans la pensée post-moderne non seulement Dieu mais également l’État sont « morts ». Seul l’individu dispose de ressources suffisantes pour survivre et transformer un monde caractérisé par ses rapports de force, son caractère insensé et sa violence.
L’avènement de la conscience spirituelle
Cependant, une autre cristallisation de la conscience, qu’on peut qualifier de spirituelle, s’est produite au XXe siècle. Portée par des penseurs allant de Nicolas Berdiaev à Kate Raworth et de Victor Frankl à Karol Wojtyla (devenu Jean‑Paul II), celle-ci a remis en cause non seulement la vision du monde classique et moderne mais également sa conception post-moderne.
Le 19 octobre 1944, le psychiatre autrichien juif Viktor Frankl fut déporté à Auschwitz par le pouvoir nazi. De retour de déportation, il prononça une conférence célèbre à Vienne au cours de laquelle il expliqua que la psychanalyse moderne échouait à comprendre le monde en raison d’une épistémologie erronée : « Disposant d’un concept atomiste, énergétique et mécaniste de l’homme, la psychanalyse le voit en dernière analyse comme l’automate d’un appareil psychique. Et c’est précisément là qu’intervient l’analyse existentielle. Elle oppose un concept différent de l’homme au concept psychanalytique. Il ne se concentre pas sur l’automate d’un appareil psychique mais plutôt sur l’autonomie de l’existence spirituelle. « Spirituel » est utilisé ici sans aucune connotation religieuse, bien sûr, mais plutôt simplement pour indiquer que nous avons affaire à un phénomène spécifiquement humain, contrairement aux phénomènes que nous partageons avec d’autres animaux. En d’autres mots le spirituel est ce qui est humain dans l’homme ».
Cette évolution de la conscience, d’une conception post-moderne à une vision spirituelle du monde, s’est produite de façon souvent discrète à peu près dans toutes les disciplines aux XXe et au XXIe siècles.
En science économique, l’économiste austro-hongrois Karl Polanyi a accompli à l’égard de Adam Smith et Karl Marx la même critique que Frankl avait adressé à Sigmund Freud et Alfred Adler. En 1944, dans La Grande Transformation, il montra les limites de la théorie économique classique.
Aujourd’hui, l’économiste Kate Raworth fustige la mythologie néo-classique et propose quant à elle une conception intégrale du développement, au sens spirituel du terme. Elle reprend en effet à la fois la notion de bien commun des traditions religieuses occidentales et celle d’harmonie des religions orientales (comme le ying yang taoiste).
Kate Raworth au Parlement néerlandais. Robin Utrecht/Anp/AFP
L’horizon du développement n’est plus structuré chez elle par une conception mécaniste d’un avion qui décolle et progresse sans cesse dans les airs au détriment de la vie de la planète et de la société. Il n’est pas non plus plombé par la conception somme toute pessimiste qui lui a succédé du développement durable ou de l’économie soutenable.
La métaphore qu’elle choisit avec l’image du donut, brioche circulaire percée en son cœur, est celle de la prospérité humaine équilibrée dans un réseau de vie florissante, favorisant les relations vraies et de qualité entre les personnes.
« Qu’est-ce exactement que le donut ? En deux mots, c’est une boussole radicalement nouvelle pour guider l’humanité dans ce siècle. Et elle pointe vers un avenir qui pourrait satisfaire les besoins de chacun, en préservant le monde vivant dont nous dépendons tous.
En deçà du fondement social du donut se trouvent les pénuries en matière de bien-être humain, qu’affrontent ceux auxquels manquent des choses essentielles comme la nourriture, l’éducation et le logement. Au-delà du plafond écologique se trouve un excès de pression sur les systèmes sources de vie, par le biais du changement climatique, de l’acidification des océans et de la pollution chimique, par exemple.
Mais entre ces deux ensembles de limites se situe un endroit agréable – qui a clairement la forme d’un donut –, un espace à la fois écologiquement sûr et socialement juste pour l’humanité. La tâche du XXIe siècle est sans précédent : introduire toute l’humanité dans cet espace juste et sûr ».
Il convient de comprendre désormais pourquoi cette évolution significative de la pensée économique, malgré la puissance de ses arguments et le nombre croissant de ses défenseurs de Lord Turner à Steve Keen, n’a pas encore modifié la conscience économique des élites politiques et économiques de la planète.
La réponse est que cette évolution de la conscience n’est que la partie émergée d’une évolution plus fondamentale de la civilisation contemporaine, celle d’un changement d’épistémologie.
https://theconversation.com/de-la-necessaire-evolution-de-la-conscience-pour-faire-face-a-la-crise-mondiale-141379Comme cela fait écho à nos conversations passées, je mets ces articles-là... certes d'inspiration catholique, version Laudato Si, je pense qu'ils témoignent du fait que la question "spirituelle" (au sens global, et donc pas forcément dans le sens "appartenir à une religion déterminée") demeure fondamentale pour penser le monde à venir... parce que c'est ce qui peut donner du sens à ce monde, déjà, au-delà d'un rapport purement "économique" à notre environnement et nos semblables aussi.