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Brûlez Sagan et Baudelaire, ce sont des criminels
Le droit français pousse à la censure.
Dimanche 1 Novembre 2009
Ne récitez plus ni Molière ni Baudelaire, ils devraient à peine avoir droit de cité dans vos bibliothèques. Comme l'expliquait France Inter ce mois-ci, c'est une censure rampante et juridique qui s'abat sur la littérature française depuis que la loi se focalise sur certains produits néfastes pour la santé et s'insinue dans dans les fantasmes littéraires. A tel point que certains auteurs classiques ne pourraient peut-être pas publier leurs livres s'ils les écrivaient aujourd'hui. Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de l'édition et lui-même éditeur, m'a aidée à nettoyer mes étagères.
Adieu Sagan
Le charmant petit monstre de la littérature, dont le journal Toxique est republié ces jours-ci, ainsi que son roman Des bleus à l’âme, était un dangereux personnage, une apôtre de la vitesse. Dans Avec mon meilleur souvenir, recueil de textes, un chapitre s'intitule «La Vitesse». Elle y écrit ceci:
«Qui n'a pas cru sa vie inutile sans celle de 'l'autre' et qui, en même temps, n'a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, qui n'a pas senti son corps tout entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche refermée sur le volant et les jambes allongées, faussement décontractées mais prêtes à la brutalité, vers le débrayage et les freins, qui n'a pas resenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence prestigieux et fascinant d'une mort prochaine, ce mélange de refus et de provocation, n'a jamais aimé la vitesse, n'a jamais aimé la vie—ou alors, peut-être, n'a jamais aimé personne.»
Vibrant éloge de la vitesse. Répréhensible surtout. «Sagan était une dangereuse délinquante par l'écriture puisqu'elle fait l'apologie de l'excès de vitesse, explique Emmanuel Pierrat. Toute présentation sous un jour favorable d'un délit ou d'un crime est susceptible d'être une apologie, et donc réprimé comme tel par une loi de 1881». Une loi antérieure donc, au texte en question. Mais depuis sa publication, la vitesse, elle, n'est plus perçue de la même façon. L'excès de vitesse était réprimé mais il y avait une sorte de tolérance. Depuis la fin des années 80 jusqu'à la fin des années 2000, une série de lois en ont fait un délit beaucoup plus grave, et ont notamment créé le délit de grande vitesse. Dans les années 60, à 160 sur l'autoroute, vous aviez une amende. Désormais, on vous menotte, on peut vous conduire en prison. Et vous faire un procès pour apologie de la vitesse (C'est la Ligue contre la violence routière qui s'en chargera).
Il faudrait aussi déchirer Sagan pour Bonjour Tristesse, et son héroïne qui fume scandaleusement («Je fumais beaucoup, je me trouvais décadente, et cela me plaisait»). Mais on trouve à cet égard des auteurs plus éhontés: Molière par exemple, dans la première scène du Dom Juan de Molière.
«Quoique puisse dire Aristote et toute la philosophie; il n'est rien d'égal au tabac: c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme.»
Avance rapide: 1869, Baudelaire (qui écrivait tant, et en le revendiquant, sous l'emprise de la drogue) publie Les Petits Poèmes en prose, parmi lesquels «Enivrez-vous». Si le lecteur a le choix entre s'enivrer «de vin, de poésie, ou de vertu», l'apologie de l'ivresse demeure.
La loi Evin empêche toute publicité liée au tabac et à l'alcool. Mais l'Etat, sans doute, ne serait pas prêt à poursuivre tous les artistes contrevenants, ou à empêcher la publication de photos de Sartre ou Malraux sans leurs cigarettes ou de Tati sans sa pipe. Cette loi est appliquée avec précision parce qu'il existe des gens pour y veiller. En l'occurrence le CNCT, Comité National de lutte Contre le Tabagisme. Ce comité, au nombre des «ligues de vertu» comme les appelle Pierrat, est connu pour sa puissance et sa stratégie procédurière. Entre 1978 et 1999, il a engagé 275 procédures, et en a gagné les trois quarts.
Le sexe
«Comment se peut-il que sa façon de marcher - une enfant, ne l'oubliez pas, une simple gamine - m'excite si abominablement? (...) Légère tendance à traîner la jambe. C'est très enfantin et à la fois infiniment impudique. (...) L'ai entendue, peu après, décocher une volée de sottises éhontées à son amie Rose par-dessus la clôture. Mon corps tout entier vibrait de cette résonance aigrelette qui allait crescendo.»
Dans ce passage de Lolita, il ne se passe rien. Tout est dans ce désir interdit d'un homme, «spécimen vigoureux et superbe du mâle de cinéma», pour une enfant. Ce désir même est plus coupable qu'un acte qui se repentirait. «Nabokov fait l'éloge de la nymphette, dit qu'il n'y a rien de plus beau, de plus envoûtant, de plus sexy, souligne Pierrat. Il fait l'éloge de la nymphette et c'est une apologie complète de ce que l'on considère comme de la pédophilie.»
Des passages de Proust pourraient entrer dans la même catégorie. Ainsi dans Albertine Disparue le narrateur se retrouve seul après le départ de celle qu'il aime. Pour se consoler de son absence, il propose à une petite fille, dans la rue, de venir chez lui. S'il la compare à «un chien au regard fidèle», l'ambiguïté demeure; elle se renforce même à ces lignes: «à la maison je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa présence, en me faisant trop sentir l'absence d'Albertine, me fut insupportable. Et je la priai de s'en aller, après lui avoir remis un billet de cinq francs». Il serait facile de défaire La Recherche de passages entiers. Notamment ceux évoquant les bordels, qui ont pourtant nourri tant d'écrivains. «La prostitution est libre mais le proxénétisme, donc sous forme de maisons de passe par exemple, est l'une des infractions les plus sévèrement réprimées en France.» Des associations luttant contre la violence faite aux femmes, comme le Nid, ou des ligues chrétiennes (mélange incongru mais réaliste) pourraient lancer des procédures.
L'ouvrage de Frédéric Mitterrand qui a tant fait polémique récemment, La Mauvaise vie, est passé au travers du crible des lois parce que quels que soient les sujets abordés, prostitution, tourisme sexuel, il n'en fait jamais l'apologie.
«Suicide, mode d'emploi»
Les livres sur le suicide n'étaient pas interdits il y a 30 ans. L'ouvrage de Claude Guillon et Yves le Bonniec, titré Suicide, mode d'emploi: histoire, technique, actualité, publié en 1982, fait scandale. On ne sait pas très bien en vertu de quoi l'interdire, il n'existe pas de loi pour ça. Qu'à cela ne tienne, on en créé une: en 1987, l'Assemblée adopte un texte prohibant non seulement la provocation au suicide, mais aussi la propagande ou la publicité pour tout produit, objet ou méthode présentée comme permettant de se donner la mort. «Suicide mode d'emploi» est mentionné dans les débats à l'Assemblée comme exemple de ce que la loi vise à interdire.
Aujourd'hui l'éloge du suicide fait par Nerval dans Aurélia, suicide libérateur et rassurant, pourrait déranger. De même que pourraient déranger, sur le suicide, des textes de Balzac, de Hugo ou de Chateaubriand. Et cette scène finale du Roi sans divertissement, dans laquelle le héros se suicide en fumant un bâton de dynamite? C'est sans doute l'association de défense contre l'incitation au suicide (ADIS) qui prendrait les choses en main, comme elle l'avait fait pour Suicide mode d'emploi. Surtout considérée l'actualité brûlante du suicide.
Ne pas écrire
Bien sûr, il y a aussi les textes qui ne seraient pas même écrits. Pas besoin alors pour l'éditeur de faire appel à un avocat, de s'interroger sur tel ou tel passage. Il est des histoires qu'un auteur ne doit pas raconter: les siennes, si elles ont été condamnées. La Loi Perben II interdit tout individu, depuis 2004, de publier ou de mettre en scène dans une expression artistique ce pour quoi il a été condamné (texte passé inaperçu parmi toute une série). Le Journal du voleur de Jean Genet, récit autobiographique racontant les délits de l'écrivain, ne pourrait plus être publié. Autre exemple, davantage d'actualité: le chanteur Bertrand Cantat, en liberté conditionnelle après le meurtre de sa compagne Marie Trintignant, écrit un nouvel album. Il a pour interdiction d'y évoquer même l'événement ou toute chose ayant rapport avec, même pour exprimer ses regrets, même pour s'excuser. Ce qui explique en partie les retards pris par l'album, selon Maître Pierrat. «Interdire d'écrire, c'est la négation complète de la liberté d'expression, principe au nom duquel n'importe qui, et quoi qu'il ait fait, a le droit de s'exprimer».
Revisiter le passé
Non seulement nombre d'œuvres pourraient ne plus être publiées aujourd'hui — ou bien trop amputées – mais il n'est même pas dit qu'on continue de publier celles écrites en d'autres temps. L'écrivain Tony Duvert, prix Médicis en 1973, était publié aux Editions de Minuit. Ses oeuvres, désormais décrétées «à caractère pédophile» ne sont pas rééditées, elles ne ressortent plus depuis les années 80. Et si l'on est prêt à retoucher des photographies de Sartre ou de Malraux, pour gommer leur cigarette, pourquoi ne pas gommer de même certains passages de la littérature?
Charlotte Pudlowski
http://www.slate.fr/story/11855/brulez-sagan-et-baudelaire-ce-sont-des-criminelsPensez-vous que le politiquement correct, l'inflation législative ( qui est devenu en France un sport national, visiblement...

) pousse à une forme de censure littéraire, mais aussi artistique en général ( les exemples sont nombreux ces dernières années, des caricatures de Mahomet au sketchs de Timsit ) ?
Est-ce que vous pensez que c'est une "bonne" chose, finalement, et qu'on ne peut pas tout dire sous couvert de création artistique ?...
Ou que, comme disait Desproges, on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui ?
Et que, finalement, chemin faisant... on nous prendrait pas un peu pour des billes ?... Ce que je pense, personnellement... en tant que lectrice, ça m'agace pronfondément qu'on insinue que je ne sois pas "capable" de lire des choses un peu borderline sans duègne pour penser à ma place...
