L’orphelin de l’Europe
1. L'histoire
26 mai 1828.
A peine a-t-il posé le pied sur le sol, que la lumière du jour l’a aveuglé. De grandes aiguilles blanches se sont plantées dans sa rétine, et il a dû fermer les yeux.
De l’intérieur de la carriole, l’Homme Noir lui a glissé une lettre dans la main et lui a dit de son ton sec habituel :
« La perds pas. C’est important. Tu suis cette route, tout droit jusqu’au grand village là-bas. Et tu la donnes aux premières personnes que tu croises. Compris ? C’est important. »
Il a hoché la tête. La carriole s’est ébranlée. Un moment, il a entendu les pas du cheval qui s’éloignaient. Et puis, plus rien.
Alors, docile, il s’est mis à marcher vers le grand village.
Que pouvait-il faire d’autre ?
Il continue de marcher. Maintenant, il y a du bruit – chevaux, voix, claquements de sabots, roulis des voitures – et la lumière lui brûle moins les yeux. Il distingue des maisons, des rues, des puits, des jardins, des tours… et, au milieu de tout ce décor, des gens, des tas de gens : petits, grands, gros, minces, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux… Il n’a jamais vu autant de gens à la fois, et cela l’impressionne.
Puis, il se rend compte qu’au milieu de tous ces gens, il ne sait pas qui sont les premiers qu’il a croisé.
Il regarde autour de lui, affolé. Il titube. « C’est important » avait dit l’Homme en Noir, et voilà qu’il ratait tout !
Soudain, dans ses mouvements désordonnés, il trébuche contre un de ces gens si nombreux.
« Hé ! Peux pas faire attention ?! »
Il perd l’équilibre, et il est trop malhabile pour le retrouver. De grosses mains poisseuses de sueur le rattrapent par les épaules.
« Attention, gamin ! »
Il se retrouve face à deux têtes hirsutes et narquoises, aux sourcils en broussailles et aux bouches édentées. De ces bouches monte une odeur aigre qu’il ne connaît pas, mais qu’il trouve désagréable.
L’un s’avance vers lui, approchant sa face rougeaude de son visage.
« Peux pas faire attention, tête de gland ?! T’as bu ou quoi ?
« Du calme, Weichmann, tu vois bien que ce n’est qu’un enfant. Comment tu t’appelles, p’tit ? »
Pour toute réponse, il tend d’un geste empressé la lettre qu’il avait précieusement gardée dans sa poche. Ce ne sont sans doute pas les premières personnes qu’il a croisées, mais l’Homme Noir n’en saura rien.
L’homme considère la lettre avec perplexité :
« Elle est adressée au Commandant en chef du 4ème Escadron du 6ème Régiment de Chevau-Léger, le Capitaine Wessnich. »
Il lève la tête vers lui.
« T’es de la famille, p’tit ? »
Mais il ne comprend pas le sen de la question, ni la plupart des mots prononcés précédemment. Il n’en sait rien du tout. Alors, il hausse les épaules et secoue la tête, et finit par ânonner d’une voix rauque et mal assurée :
« Veux devenir cavalier comme mon père a été. »
Ainsi commence l’histoire de Kaspar Hauser, une des énigmes les plus troublantes de son siècle, qui inspira et inspire encore aujourd’hui des poètes comme Verlaine, des cinéastes comme Werner Herzog (L’Enigme Kaspar Hauser, 1975) ou des psychiatres de renom tel que Françoise Dolto.
Lorsqu’on le découvre, en ce lundi de Pentecôte 1828, Place du Suif à Nuremberg, la démarche titubante et maladroite de Kaspar donne à penser qu’il est ivre. En réalité, il ne sait probablement pas ce qu’est l’alcool…
Les 2 artisans qu’il a croisés le prennent en pitié, mais étonnés par le personnage et sa demande, le conduisent au poste de police le plus proche. De là, enfin, on l’emmène au 6ème Régiment de Chevau-Léger, auprès du Capitaine Wessnich, destinataire de la fameuse lettre.
Le Capitaine ouvre donc la lettre, et celle-ci contient 2 billets.
Le premier a semble-t-il été écrit part un homme qui déclare avoir élevé le garçon :
« Honoré Capitaine, je vous envoie un garçon qui désire servir le Roi dans l’Armée. Il fut laissé à ma maison le 7 octobre 1812. Je ne suis qu’un journalier. J’ai 10 enfants à moi ; j’ai assez à faire pour les élever. La mère m’a abandonné l’enfant. Mais je n’ai pas su qui elle était, et je n’ai pas prévenu la police ; je l’ai élevé en chrétien.
Depuis 1812, il n’est pas sorti de la maison. Personne ne sait où il a été élevé, et lui-même ne sait pas le nom de la ville, ni où est ma maison ; vous pouvez le questionner autant que voudrez, il ne pourra rien répondre. Je lui ai appris un peu à lire et à écrire, et quand on lui demande ce qu’il veut faire, il dit qu’il veut être soldat comme son père. Je l’ai conduit jusqu’à Neumark, il faut qu’il fasse le reste du chemin tout seul.
Bon Capitaine, ne le battez pas pour lui faire dire d’où il vient puisqu’il l’ignore. Je l’ai emporté dans la nuit, et il ne pourra jamais retrouver son chemin. Si vous ne voulez pas le garder, vous pouvez le tuer ou le pendre dans votre cheminée. »
Le second billet est écrit sur le même type de papier, mais il est censé l’avoir été par la mère du jeune homme :
« Le petit a été baptisé sous le nom de Kaspar. Donnez-lui un nom de famille et daignez prendre soin de lui, vous qui le trouverez. Quand il aura 17 ans, envoyez le à Nuremberg, au 6ème régiment de Cavalerie, son père y était soldat. Il est né le 30 avril 1812. Je suis une malheureuse fille et ne peut le garder. Son père est mort. »
Cependant, à la lecture des lettres, le Capitaine remarque assez vite qu’elles sont écrites de la même main, qui a tenté grossièrement de travestir son écriture.
Le Capitaine se tourne à nouveau vers Kaspar, et l’assaille de questions : qui il est ? D’où il vient ? Que fait-il à Nuremberg ?
Cela, sans doute, fait beaucoup trop de mots et de questions pour que Kaspar puisse y répondre en une seule fois. Il se contente juste de répéter, hésitant, avec un regard plus perplexe qu’effrayé : « Veux devenir cavalier comme mon père a été. »
De plus, il commence à être fatigué. Il a marché bien plus longtemps qu’il ne l’a jamais fait. Il baille, dodeline de la tête.
Las, le Capitaine Wessnich, qui n’est pas un tortionnaire, comprend qu’il n’en tirera plus rien.
En désespoir de cause, il tend tout de même une feuille de papier et un crayon à Kaspar. Au grand étonnement de tous, il s’en saisit avec empressement et écrit d’une main laborieuse son nom en grosses lettres maladroites : KASPAR HAUSER.
Indécis quant aux suites à donner à cette mystérieuse affaire, le Capitaine décide tout de même de se garder sous le coude ce « Kaspar Hauser » et le fait enfermer dans une geôle. Il lui fait également porter un plat de ragoût, il le dédaigne : Kaspar n’aime que le pain et l’eau.
Kaspar regarde le morceau de ciel à travers le mur de sa prison. Il est heureux car avant, il ne pouvait voir le ciel, ni les nuages ou les oiseaux.
On l’a laissé seul dans une cellule de crainte qu’il ne soit blessé par un autre détenu : il est visible qu’il serait incapable de se défendre.
Il ne réclame rien de spécial et ne fait aucun bruit ; il ne hurle pas pour faire venir le ragoût ( d’ailleurs,, il ne mange toujours que du pain et de l’eau ), ne frappe pas sa tasse en métal sur ses barreaux, ni ne se plaint jamais. Ces qualités, si reposantes, lui valent vite la sympathie de ses gardiens.
De temps à autres, ceux-ci lui glissent un petit cadeau, des broutilles : une fois, une bille de verre doré, une autre un petit soldat de plomb, une balle de cuir ou une jolie plume d’oiseau. Kaspar les prend délicatement dans ses mains roses et lisses d’enfant, et sourit.
Et puis, Kaspar est heureux d’avoir retrouvé ses rats. Ce sont les mêmes que dans sa cellule d’avant : gris, hirsutes, aux moustaches frémissantes et aux petites pattes clapotant sur les dalles de grès. Au début, ils ont eu l’air très étonnés de le voir là et ils avaient un peu peur. Mais, ils se sont vite souvenus de lui, ils sont revenus chercher les miettes dans sa main, et la nuit, ils ont recommencé à courir sur son ventre ou à dormir, roulés en boule – comme une balle de cuir, mais en fourrure de rat – contre son cou.
Leurs facéties l’amusent beaucoup : ils se chamaillent, couinent, galopent, disparaissent par un trou pour ressortir par un autre… Grâce à eux, ses journées et ses nuits sont moins mornes.
Et au fond de lui, même s’il ne saurait l’exprimer, il se sent comme eux : perdu dans un monde décidément bien trop grand pour lui.
Kaspar pense qu’il est juste passer d’une cellule à une autre. Il ne sait pas vraiment pourquoi, ni comment, puisque lui est dedans et les autres dehors… peut-être est-ce parce qu’il n’a pas donné la lettre aux premières personnes qu’il a croisées ? Mais il accepte docilement la sentence.
Un matin, pourtant, son gardien préféré – celui qui lui a donné la balle de cuir – vient accompagné d’un homme qu’il n’avait jamais vu. Un homme assez vieux, rond, avec des yeux pétillants et doux comme ceux des rats, et cela le rassure.
« Tu as de la visite, Kaspar, lui dit le gardien, voici Monsieur Binder. C’est un homme important, tu comprends ? »
Kaspar hocha la tête : important signifiait qu’il ne devait pas tout rater, pas comme avec la lettre…
« Monsieur Binder est venu te voir parce qu’il trouve que tu ne mérites pas d’être enfermé, et qu’il voudrait s’occuper de toi. Mais avant, il voudrait savoir si tu es d’accord. Est-ce que tu es d’accord ? »
Kaspar réfléchit : Monsieur Binder est important, il ne doit pas tout rater…
Kaspar hoche la tête à nouveau et, comme par miracle, le gardien ouvre la porte de sa prison.
Le Monsieur « important » qui décide de prendre soin de Kaspar peu après son arrivée à Nuremberg n’est autre que le Bourgmestre de la ville, Monsieur Binder. Ce dernier le dote d’un précepteur, le Professeur Daumer, afin de permettre à Kaspar de réintégrer la société des hommes. Binder, en effet, est très intrigué par le cas de Kaspar Hauser. En effet, il ne ressemble en rien à un paysan : on le décrit comme plutôt grand, avec une peau fine et claire, des traits réguliers et nobles, un visage doux, entouré de cheveux blond cendré, et par-dessus tout, deux grands yeux bleus pleins de perplexité.
A eux deux, Binder et Daumer parviennent à faire parler Kaspar. Et lorsqu’il peut enfin raconter son histoire, ils n’en croient pas leurs oreilles. D’aussi loin que remonte sa mémoire, Kaspar dit avoir été enfermé dans un cachot humide et sombre. Plusieurs fois par jour, un homme vêtu de noir et dont il n’a jamais vu le visage venait pour le nourrir avec du pain et de l’eau, changer son pot de chambre ou ses couvertures. Au passage, il lui aurait appris quelques rudiments de parole et d’écriture, notamment son nom. Juste avant de « libérer » Kaspar, il lui aurait également appris à marcher droit et à répéter cette fameuse phrase « Veux devenir cavalier comme mon père a été. »
Kaspar parle avec effroi de cet « homme noir », qui visiblement n’a pas toujours été tendre avec lui.
Cependant, il ne nourrit aucun désir de vengeance à son encontre : la colère, la rancune ou la haine semblent être des sentiments qui lui sont étrangers.
C’est à partir de là que l’histoire de Kaspar Hauser prend la dimension qui l’a fait parvenir jusqu’à nous.
Il est vite surnommé « L’orphelin de l’Europe » par les journalistes qui se pressent pour venir l’écouter jouer les quelques airs de clavecins que son précepteur Daumer lui a appris.
Car Kaspar été entièrement confié à la garde de Daumer.
Officiellement, c’est parce que la présence constante de son professeur accélère ses progrès.
Officieusement, les bruits de couloirs insinuent que l’épouse du Bourgmestre Binder, femme volage, aurait voulu faire de Kaspar son amant. Hélas pour elle, la tentative de séduction aurait tourné au fiasco, Kaspar ayant été effrayé par les manières entreprenantes de Madame Binder. Dépitée, celle-ci aurait alors demandé à son époux que le malheureux Kaspar quitte leur toit.
Pourtant, Binder n’abandonne pas son protégé : persuadé que Kaspar a été enlevé, il fait publier des articles, des avis de recherches et de récompenses à toutes personnes susceptibles de fournir des renseignements sur des enlèvements d’enfants survenus entre 1810 et 1814.
Il reçu de nombreuses lettres, la plupart ne fournissant que des renseignements farfelus ou inexploitables.
Kaspar est devenu l’un des sujets favoris des salons mondains des capitales européennes, hélas pour lui, c’est probablement tout ce battage médiatique, sans précédent pour l’époque, qui allait précipiter la perte de Kaspar.
« Il va falloir mourir ! »
Un éclair blanc, qui lui enflamme tout l’arrière du crâne, une ombre noire, furtive et mauvaise, qu’il reconnaît entre mille, et puis… plus rien…
Plus rien jusqu’aux voix.
« Kaspar ! Kaspar ! »
C’est la voix du professeur.
« Kaspar ! Mon p’tit ! »
C’est la voix de Martha, la cuisinière, qui sait si bien faire les madeleines qu’il adore, maintenant qu’il a pris goût à autre chose que le pain et l’eau.
Kaspar ouvre lentement les yeux, les visages sont encore flous devant lui.
« Professeur, gémit-il de sa voix toujours légèrement rauque, professeur, l’homme noir…
« Il n’y a personne, Kaspar, dit doucement le Professeur Daumer
Il glisse doucement sa main derrière la nuque du blessé
« Mon dieu Kaspar ! Tu saignes ! Qui t’as fait ça ?
« L’homme noir… répète Kaspar
« Aidez-moi à le porter. »
Kaspar est soulevé, avec les plus de délicatesse possible, par les aisselles et les pieds. Il y a beaucoup de mains sur lui, et il sent bourdonner leur inquiétude à travers sa peau.
On le dépose sur son lit, et on lui fait boire une tisane à l’amertume détestable, malgré le miel qu’on y a mit pour l’adoucir.
Puis, il plonge dans un bienheureux sommeil et n’ouvrira pas les yeux jusqu’au matin.
C’est le 17 Octobre 1828, soit à peine 7 mois après la révélation de son existence au monde, que survient le premier attentat contre Kaspar. Il a été frappé à la tête, à l’intérieur même du domicile du Professeur Daumer.
Les rumeurs sur sa naissance enflent à nouveau, et prennent un tour plus politique : serait-il l’enfant adultérin d’une famille princière ? Ou l’enfant caché de Stéphanie, Grande-Duchesse de Bade, dont le fils serait mort dans des circonstances mystérieuses ?
Une enquête policière est diligentée, mais elle ne conduira nulle part. Kaspar n’a rien vu, sinon une silhouette qu’il décrit comme celle de « l’Homme Noir », et personne de la maisonnée non plus.
Des voix commencent à ricaner, traitant Kaspar d’imposteur.
Mais ses amis ne l’abandonnent pas. Comme il devient évident qu’il n’est plus en sécurité chez le Professeur Daumer, c’est le conseiller municipal de Biherbach qui l’héberge.
Il y passe 2 années, pendant lesquelles les citoyens de Nuremberg s’habituent à lui et à sa présence affable et souriante. Il se lie d’amitié avec le Pasteur Fuhrmann, avec qui il discute théologie et philosophie.
C’est que Kaspar a une grande soif d’apprendre : le monde lui a tellement manqué.
Mais le 30 avril 1830, Kaspar est de nouveau attaqué, et au fusil cette fois.
L’un des plus éminents criminalistes de son époque et Président de la Cour Royale de Justice, Anselm Ritter Von Feuerbach, est nommé pour résoudre l’énigme Kaspar Hauser. Bientôt, le criminaliste acquiert la conviction que Kaspar n’est pas un imposteur, et devient l’un de ses plus fervents soutiens. Il défend la thèse selon laquelle bien l’héritier du Grand-Duché de Bade, écarté du trône par l’ambitieuse Comtesse Hochberg (CF seconde partie), désireuse d’y faire asseoir ses propres enfants.
Malheureusement, Von Feuerbach meurt en 1833, dans des conditions suspectes (peut-être empoisonné), alors qu’il allait clore son enquête. Avait-il mis la main sur des preuves compromettantes à l’égard de la Comtesse Hochberg ?
Après le deuxième attentat, il a été jugé préférable d’éloigner Kaspar de la ville. Il est donc confié au Baron Von Turcher, dans la petite localté d’Ansbach, en Franconie.
Il a également un autre précepteur : l’instituteur Meyer. Hélas, Meyer n’a pas la patience et la douceur du Professeur Daumer, et il n’aime guère Kaspar, qu’il prend pour un imposteur.
Mais heureusement pour Kaspar, son ami le Pasteur Furhmann passe souvent lui rendre visite et sa bonne nature lui vaut de nombreuses sympathies.
Un Comte anglais fantasque du nom de Stanhorpe se prend de passion pour son histoire, et se met en tête qu’il est d’origine hongroise et non allemande. Il propose même de le faire venir à Londres pour y faire des études.
Mais Kaspar n’aura jamais le temps de quitter l’Allemagne.
Il fait froid cet après-midi là. Kaspar serre ses doigts dans ses gants de laine et souffle sur ses poings.
Mais il ne se plaint pas : il aime la sensation du vent glacial sur ses joues et ses cheveux, la buée qui s’échappe de ses lèvres.
« Je suis content que se soit bientôt Noël, dit Kaspar
« Ah bon, et pourquoi ? demande le Pasteur Furhmann
Kaspar considère un moment les arbres nus du parc, dont les silhouettes noires se découpent sur le ciel laiteux de décembre.
« J’aime bien les bougies, l’odeur du sapin, et que tous les gens aient l’air contents…
« Et le fait que se soit la naissance de notre Seigneur ? demande le Pasteur avec malice
« Oui, c’est bien aussi. »
Le Pasteur se met à rire.
« Bien, dit-il soudain, ce n’est pas que je m’ennuie avec toi mon bon Kaspar, mais j’ai rendez-vous avec une Dame.
« Avec une Dame ?
« Oui… avec une Dame… il faudra d’ailleurs à l’occasion que je t’apprenne 2 ou 3 choses sur les Dames, lance le Pasteur avec un clin d’œil
« Quoi donc ?
« Surprise… hum, Kaspar, veux-tu que je te raccompagne chez toi, la nuit tombe vite en cette époque de l’année. »
Kaspar hausse les épaules. De petits flocons de neige commencent à tomber. Il aime bien les sentir fondre sur son visage.
« Non… merci Pasteur, mais je me sens bien ici.
« Bon, comme tu voudras. A bientôt, alors, pour le cours sur les Dames…
« A bientôt ! »
Kaspar agite la main, et regarde son ami monter dans sa voiture, tirée par un étalon bai qui a toujours impressionné Kaspar.
« Il est beaucoup trop grand, et trop vif, a-t-il dit un jour, on dirait que la voiture va s’envoler lorsqu’il galope… »
Le cheval frémit, la voiture s’ébranle, et en deux foulées de trot, elle a disparu au coin de la rue.
Kaspar marche dans le Parc. Il se promène tranquillement, tandis que les statues, immobiles sous leurs drapés de pierre, se couvent peu à peu de neige.
Soudain, derrière lui, une voix :
« Psssst… petit, approche… »
Kaspar se retourne. Un homme de grande taille vêtu d’un chapeau haut de forme et d’une gabardine noire sort d’un buisson.
« Approche… Je sais qui est ta mère… j’ai un message d’elle. »
Le sang de Kaspar ne fait qu’un tour. Sa mère ? Serait-il donc possible qu’elle pense encore à lui ?
Il vient vers l’homme, confiant.
« Et je pourrais la voir ?
« Si tu y tiens, oui… Tiens, regarde là-dedans, il y a un message et d’autres souvenirs d’elle. »
Il lui tend une bourse de cuir, mais avant que Kaspar n’ait pu la saisir, il la laisse échapper. Elle tombe avec un bruit mat sur le sol saupoudré de flocons.
« Ne vous dérangez pas, dit Kaspar, qui se penche pour la ramasser.
Puis… un sifflement métallique… un éclair d’argent… et une tempête de feu qui ravage sa poitrine. Il hurle de douleur. Impitoyable, l’homme le jette à terre.
« Cette fois petit, c’est la fin. »
Et il disparaît.
Kaspar cherche à ramper, il veut trouver de l’aide.
Le souffle court, il voit son sang qui s’écoule en pétales pourpres sur la neige fine.
Il veut crier, mais n’y parvient pas.
Il réussit à se remettre sur ses pieds. A travers un brouillard de plus en plus épais, il parvient à se traîner jusqu’à la demeure du Baron Von Turcher.
Il pousse la porte, mais s’écroule dans l’entrée, couvert de sang.
« Mon dieu ! Kaspar ! »
C’est Meyer. Pour la première fois en sa présence, sa voix trahi une réelle émotion.
« A l’aide ! » hurle-t-il
Des bruits de pas précipités, des courses dans les escaliers : toute la maisonnée vient à lui, les 2 bonnes, le valet, la cuisinière, le majordome, et le baron claudiquant sur sa canne.
« Friedrich ! Le docteur, vite ! ordonne le Baron
On porte Kaspar jusqu’à son lit, on le déshabille, le docteur arrive.
Kaspar flotte toujours dans le brouillard, un brouillard paisible et glacé.
« Friedrich, filez à Nuremberg prévenir le Bourgmestre Binder, il n’y a pas une minute à perdre ! »
Puis, le Baron se penche vers lui, dans sa brume, Kaspar ne le voit pas pleurer.
« Kaspar, qui t’as fait ça ?
Kaspar secoue la tête. Il n’en sait rien.
« Ce n’est pas si grave, dit-il doucement.
Le Docteur s’éloigne, sur son passage, les bonnes se mettent à sangloter.
Meyer fait les cent pas devant la cheminée. De temps à autre, il jette rageusement une bûche dans le feu allumé.
Une douce torpeur envahit Kaspar. Il soupire faiblement, déjà, il ne sent plus le bout de ses doigts.
Une main noueuse se pose sur son front.
« Monsieur Binder ?
« Oui, Kaspar, je suis là… sa phrase se brise au fond de sa gorge nouée
« Ne soyez pas tristes, murmure Kaspar, je suis tranquille… pourquoi aurais-je de la haine ou de la colère ? Personne ne m’a rien fait… je vais aller voir ma mère, vous savez ?
« Kaspar…
« Mais je suis fatigué, tellement fatigué… j’ai pourtant du chemin à faire… »
Sa tête roule sur le côté, et ses grands yeux se ferment pour ne plus jamais se rouvrir.
''Kaspar meurt le 14 décembre 1833, il n’avait pas 22 ans. A l’endroit où il fût frappé, dans le parc d’Ansbach, on peut toujours voir une stèle ou il est gravé : « Hic occultus occulto occisus est » (Ici, un inconnu fût assassiné par un inconnu).''
2. L’énigme
Lorsqu’il meurt en 1833, Kaspar Hauser laisse derrière lui un sillage de question sans réponse.
D’où venait-il ? Qui était-il ? Pourquoi l’avait-on enfermé durant toute son enfance ? Et qui l’a tué, et pourquoi ?
Beaucoup se sont attelés à la tâche, sans jamais parvenir à résoudre le mystère… il n’y a, aujourd’hui encore, que des hypothèses…
● La principale hypothèse est celle défendue par le criminaliste Ritter Von Feuerbach, dont on se rappelle la mort suspecte en 1833, peu de temps avant celle de Kaspar Hauser.
Pour Fueurbach, Kaspar serait l’enfant de Stéphanie de Bade, mystérieusement décédé peu de temps après sa naissance.
Alors, qui était Stéphanie de Bade ? Et pourquoi avoir tué son enfant ?
En 1812, le Grand-Duché de Bade est un véritable nœud de vipères. Et Louise Geyer, Comtesse de Hochberg et seconde épouse, dite morganatique, du Grand-Duc Charles-Frédéric, père de Charles-Louis de Bade, est sans doute la pire de ces serpents.
En droit germanique, « morganatique » signifie qu’elle est de rang inférieur à celui de son époux, et que les 3 fils qu’elle a eu avec Charles-Frédéric ne sont pas dynastes, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas censés régnés.
Mais la Hochberg, comme la surnomment les Badois qui la détestent, est une femme ambitieuse et retorse : elle n’a qu’une idée en tête, faire monter un de ses fils sur le trône de Bade, et ne reculera devant aucune ignominie pour y parvenir.
Stéphanie de Bade, quant à elle, est née Stéphanie de Beauharnais. Ce nom-là vous rappelle quelque chose ?
Gagné… Stéphanie est la fille d’un cousin germain du Général de Beauharnais, premier mari de l’Impératrice Joséphine.
A la veille de monter sur le trône impérial, Napoléon apprend l’existence de cette cousine, qui vit dans la pauvreté et décide de l’adopter comme sa fille. Malgré les jalousies et les piques suscitées par son rang inférieur, Stéphanie restera la « petite préférée » de l’Empereur.
Stéphanie devient donc Altesse, et Napoléon, qui met en place une politique matrimoniale ambitieuse, décide de lui faire épouser le Prince Héritier de Bade, Charles II de Bade (fils de Charles-Louis, petit-fils de Charles-Frédéric… ça va ? Tout le monde suit… ?)
Lors qu’elle épouse Charles-Louis de Bade en 1806, la jolie Stéphanie croit à un conte de fées, tant le mariage est célébré en grandes pompes…
Hélas, leur mariage commence assez mal : Charles II est laid, triste et ses goûts sont décidément désuets, il porte encore perruque et poudre comme au temps de Louis XVI…
Le couple peine à s’apprivoiser, tandis que Charles subit l’influence de sa famille, son oncle Louis, débauché notoire et la Comtesse Hochberg en tête…
Enfin, une petite fille Louise, naît en 1811… elle sera la première de 5 enfants.
La même année, le Duc Charles-Frédéric meurt, et c’est Charles II qui accède au trône de Bade.
Mais dans l’ombre, la Comtesse Hochberg pousse ses premiers pions : elle a fait légitimer ses propres enfants, sans que Charles ne réagisse.
Stéphanie a donc eu 5 enfants : 3 filles, avec une santé de fer, et 2 garçons (1812 et 1816) qui bien que nés vigoureux meurent tous 2 en bas-âge.
Le 29 Septembre 1812, soit la même année la naissance de Kaspar, Stéphanie met donc au monde un fils. Il mourra 15 jours plus tard et Stéphanie ne sera pas autorisée à veiller le corps de son propre enfant.
Est-ce parce qu’elle aurait pu découvrir alors que ce n’était justement pas son enfant ?
Car, la rumeur qui enfle dès l’apparition de Kaspar – et même avant – veut que la Comtesse Hochberg ait fait substituer à l’enfant de Stéphanie celui d’un couple de paysans, qu’elle aurait fait empoisonner.
Alors, que serait devenu l’enfant de Stéphanie ?
Pour la jeune femme, il devient évident que son premier fils n’est pas mort… difficile en effet pour une mère de croire à la mort de son enfant alors que l’on a pas vu son cadavre.
A l’inverse, 4 ans plus tard, Stéphanie se recueillera sur le corps de son second fils… la comtesse Hochberg n’aurait pas répété 2 fois la même erreur ?
Toujours est-il qu’à la fin, elle aura obtenu ce qu’elle voulait : la couronne de Bade fini par passer à Léopold, fils de Charles-Frédéric et de la Comtesse.
On dit aussi que lorsque Kaspar vivait à Ansbach, Stéphanie s’y rendit secrètement pour l’apercevoir : elle en revint persuadée que Kaspar était son fils.
De nos jours, en 1996 et 2002, 2 analyses ADN contradictoires furent effectuées :
- les premières, effectuées à partir de sang prélevé sur la chemise que portait Kaspar lorsqu’il a été agressé pour la dernière fois, furent négatives ;
- mais les secondes, effectuées à partir de cheveux de Kaspar furent, elles, positives.
Cependant, il est difficile de tirer des conclusions définitives, tant le risque de contamination des échantillons est élevé.
De plus, la Maison Princière de Bade s’est toujours refusée à faire analyser les ossements du premier fils de Stéphanie, ce qui, pourtant, aurait le mérite de dire si oui ou non, cet enfant appartenait bien à la famille de Bade.
Le 11 août 2000, à la suite de travaux dans les communs du Château de Beuggen, on découvre un cachot, et dans ce cachot une poutre sur laquelle est dessiné un cheval au crayon. Ce cachot présente des ressemblances frappantes avec celui mis au jour au Château de Pilsach, près de Nuremberg, surnommé le « Château de Kaspar Hauser ».
On sait également que Kaspar a décrit des armoiries qu’il aurait vues de ses yeux : or, elles correspondent en tout point aux armoiries figurant sur les portes du Château de Beuggen.
● Les autres hypothèses quant à la véritable identité de Kaspar Hauser sont multiples.
L’imposture avait été avancée dès 1828… cependant, on voit assez mal l’intérêt d’une telle imposture, et surtout pourquoi un escroc s’y serait pris à 3 fois pour se suicider, à 2 et 3 ans d’intervalles, ni comment dans le rôle du « simplet », il serait parvenu à tromper son mode aussi longtemps.
L’hypothèse de l’expérience « scientifique », particulièrement cruelle, a également été avancée : on aurait enfermé un petit enfant sans un cachot sombre afin d’y observer son développement, ou plutôt son non-développement.
Or, on sait aujourd’hui qu’un tel manque de stimuli chez l’enfant aussi longtemps a pour conséquences des lésions irréversibles sur le cerveau, qui bloqueraient de façon importante le processus d’apprentissage.
Kaspar, bien qu’ayant toujours évoluer « dans son monde » et restant une personne « à part » fut capable d’apprendre à parler, lire, écrire, jouer du clavecin et tenir des conversations, même abstraites, bref d’acquérir des compétences intellectuelles. Il manifeste de surcroît des souvenirs qui donnent à penser qu’il a eu des contacts avec l’extérieur.
Pour d’autres, Kaspar souffrait peut-être d’une forme d’autisme… mais dans ce cas, pourquoi vouloir le tuer, et ce à 3 reprises ?
Par jalousie ? Par fanatisme ?
Pour d’autres, encore, Kaspar serait un extraterrestre tombé du ciel, ou encore une sorte de Golem, une créature de chair à laquelle un mage pouvait donner vie par un signe gravé sur le front.
La conclusion de cette histoire, je la laisse au Prince des Poètes, Paul Verlaine, qui écrivit en son temps un hommage à Kaspar résumant à lui seul le mystère et la mélancolie de l’Enigme de l’Orphelin de l’Europe…
La chanson de Gaspard Hauser
Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Il ne m'ont pas trouvé malin.
A vingt ans un trouble nouveau,
Sous le nom d'amoureuses flammes,
M'a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m'ont pas trouvé beau.
Bien que sans patrie et sans roi
Et très brave ne l'étant guère,
J'ai voulu mourir à la guerre :
La mort n'a pas voulu de moi.
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu'est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !
Sagesse, 1880
Sources d'information :
- Histoires Magiques de l'Histoire de France, Pauwels et Bergier
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Auteur : Chimère Article de l'encyclopédie : Kaspar Hauser? Catégories : O ; Histoire ; Personnes Mise en ligne : 28/08/08 Dernière modification : le 10/07/09 à 13:57 |
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